Créé le: 19.06.2016
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Professeur Tournedisque

Nouvelle

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© 2016-2024 Daniel Bovigny

Il ne sait plus comment il s'appelle. Ne reconnaît plus ni son épouse ni les siens. Il a dû être placé en institution à cause de cette saloperie d'Alzheimer qui le ronge... Mais il a parfois des flashes, des moments de presque lucidité. Alors, il redevient presque ce professeur émérite qu'il fut tout au long de sa vie active.
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– Docteur, j’ai des pertes de mémoire…

– Depuis quand ?

– Depuis quand… quoi ?

Ce petit événement, on le lui avait raconté, car il ne s’en souvenait plus. Comme il avait oublié aussi le nom de cette maladie que lui avait décelée le docteur… machin. Le nom de la maladie ? Pffff. C’était le nom du médecin allemand qui avait inventé cette saloperie : Aloïs… Aloïs… Altersheim ! Ou quelque chose comme ça… Comme il avait oublié également le nom de cette dame -mais était-ce toujours la même ? – qui venait chaque jour le trouver et lui tenir compagnie durant l’après-midi en lui racontant des histoires, des souvenirs qu’il n’avait plus, pour tenter de le maintenir encore un peu dans le moment présent et l’aider à se rappeler des belles choses. Mais, dans sa tête, tout se troublait, se mélangeait : c’était un menu à l’envers, composé de porridge à la mélasse avec une touche de chantilly. Son pauvre cerveau atrophié ressemblait à un juke-box qui aurait été branché par erreur sur la fonction mixer et dont les vinyles brisés auraient tous été recollés n’importe comment. Et ce professeur Tournedisque, comme le surnommaient les autres habitants de cette grande maison blanche, se croyait parfois encore au lycée, malgré son âge avancé, devant ses élèves du cours de littérature qu’il animait à l’époque avec enthousiasme. Il se levait alors au milieu des autres pensionnaires ébahis et des infirmières affolées, grimpait sur l’estrade -mais comme il n’y en avait pas, c’était sur la chaise ou la table- et déclamait dans une voix forte quelques vers, tout en massacrant au passage ceux, remplis d’eau, qui se trouvaient à proximité de ses pieds, ponctuant son discours de quelque extrait qu’il puisait selon la circonstance chez Molière, Racine ou Boileau.

Et ça pouvait donner à peu près ceci :

Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avoit desclose

Sa robe de pourpre au Soleil,

A point perdu ceste vesprée

Mais qu’allait-il faire dans cette galèèèèèère !!!!

Et là, c’était panique à bord : tous les autres pensionnaires se mettaient à applaudir, crier, hurler, hululer, courir, chaiserouler, se bousculer, pleurer, jusqu’à ce que le personnel puisse faire descendre de son socle ce professeur émérite se prenant tout à coup pour Démosthène, mais sans les cailloux dans la bouche, et qui se mettait à taper du pied en hurlant de plus belle : « Silence ! ou je vous colle deux heures de retenue à chacun ! » Il ne daignait quitter sa chaire si chère que lorsqu’il entendait le tintement d’une clochette, synonyme pour lui de fin de cours et pour tous ses élèves imaginaires, de retour au calme dès que l’infirmier en chef avait retrouvé cet ustensile dont ils avaient dû faire l’acquisition dès ses premières frasques, ses « délyriques », comme il les qualifiait lui-même, pour autant qu’il s’en souvienne encore…

Un soir, alors que tous les pensionnaires s’apprêtaient à « télévisionner » un match de foot de l’équipe suisse, il ne put se retenir, lors du lancement de l’hymne national de se lever droit comme un piquet et, la main sur le cœur, de chanter à tue-tête : (sur l’air de la Marseillaise) « Allons sur nos monts qua-and le réveil annonce un brillant soleil… Sur nos monts quand le soleil le réveille… »Et tant que la fanfare jouait sur la pelouse verte du stade St-Jacques, rien ne pouvait l’arrêter. Et personne n’avait sous la main le sifflet d’arbitre qui éventuellement aurait permis de lui couper le sien… 

 

Un jour, la dame-lectrice – c’était bien toujours la même, vous l’aurez compris- eut l’idée de lui réciter un poème qu’il avait écrit bien des années auparavant, en mémoire de sa mère, et qu’elle avait découvert par hasard dans un vieux cahier :

Petit nuage bleu

 

Petit nuage bleu qui traversas ma vie

Eclairant mon ciel gris de ton sourire heureux,

Quand donc reviendras-tu, O fée de mon enfance

Apaiser mes souffrances de tes rires perdus.

Et cette étoile filante, qui déchire mes nuits

Dont le feu éblouit ma raison délirante.

Pourquoi viens-tu hanter la douceur de ma vie

En transperçant ainsi mon esprit tourmenté.

 

Dans la pâleur du ciel, on aperçoit parfois

Un visage en émoi, au sourire de miel.

Et je te reconnais, dans ta vie éternelle

Sous un bel arc-en-ciel, venant me consoler.

 

Lorsque sera venue l’heure de la délivrance

Quittant mon corps en transe, mon âme sera nue.

En poussière d’étoile, je m’en irai au loin

Pour suivre le chemin d’une aurore boréale.

 

Petit nuage bleu qui traversas ma vie

Eclairant mon ciel gris de ton sourire heureux,

Comment pourrais-je faire pour ne pas t’oublier

Toi qu’on a tous aimée, toi qui fus notre mère.

Il en fut ému. Et du fond de sa mémoire défaillante lui revinrent quelques souvenirs d’enfance, sous forme de flashes : sa mère, douce et aimante, quelques images de leur ferme perdue au milieu de nulle part ; son père au visage buriné qui nourrissait sa grande famille avec le lait de ses vaches, les légumes de son jardin et la viande des bêtes sauvages qui osaient s’aventurer à portée de son fusil…Il décida de composer un ultime poème destiné à tous ceux qui l’entouraient, dans son automne de la vie, avec tant de patience. Mais, souvent, les mots lui échappaient et, comme son père jadis, il dut en braconner quelques-uns, en bricoler d’autres, pour tenter de donner du sens à son écrit. Il y passa une bonne partie de la nuit.

Le lendemain, il s’empressa de lire sa composition à sa « nouvelle » dame de compagnie :

Testamour 

 

A vous mesdames qui chaque jour

Me lisez la « littération »

M’entourez avec tant d’amour

Me ravivant cette passion.

Et vous si belles en « tablieur »

M’aidant à prendre « l’ascencier »

Pour m’amener au « réfecteur »

Avec mon « déambulatoire ».

A vous mes « compagneurs » joyeux

Qui riez tant de mes « foliesses »

M’encourageant à qui vieux vieux

Lorsque ma tête est en liesse.

A toi ma mie, si douce fleur

Qui m’aidas à « désoublier »

Pour ces grands moments de bonheur,

Ne cesserai jamais d’aimer.

 

Il reposa lentement sa feuille et regarda longuement dans le vide avant de se tourner vers celle qui l’avait religieusement écouté : 

 

– Qui êtes-vous, madame ? Mais… vous pleurez ? 

 

Elle essuya lentement ses larmes, retint un dernier sanglot et, submergée par tant d’émotions, lui dit d’une voix douce : 

 

– Merci, mon chéri…

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