Créé le: 12.09.2014
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Noires nouvelles du réel (1)
Petites proses sur la violence comme si ça pouvait aider
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Selfie terminal
Nous n’avons pas fini de voir des images. Un selfie, quelques minutes avant l’accident, au milieu du bonheur, au centre de l’horreur. La victime était en reportage inconscient de ses derniers instants. Son sourire fait le tour du monde parce qu’elle l’a rendu visible avant, juste avant de disparaître. La banalité du quotidien terminal. Nous sommes en train de creuser, pour trouver, pour saisir, de nouvelles images dans l’avenir dramatique de nos individualités. Et ça intéresse ceux qui restent, ça les impressionne et leur fait peur. Le tout-un-chacun reporter est un pas dans l’immédiateté, vers l’abjection des images qui nous attendent, seront à prendre, sur l’instant à venir et disparu. On ne s’imagine pas, justement, en deçà et au-delà du réel, ce qui nous attend pour être offerts en pâture à nos regards. Nous sommes les malicieux et distraits archéologues d’un avenir illustré. Anticipation numérique du malheur dévirtualisé.
Les corps, les effrois, les sourires, les postures macabres, tout y sera. Nous verrons le pire et nous n’aurons rien trouvé. Nos smartphones ne nous aurons pas branchés à l’essentiel et moins encore aidés à le définir, à en devenir éventuellement curieux. Communion et communication autour de la sphère, inimitié et fatalité au centre indéterminable de l’évanescente infinité. Nous aurons une idée de la multiplicité multipliée par l’innombrable. Nous saisissons de nouveaux ciels, nous les fixons. Mais, sous les ciels, immuablement, nous réduisons notre part de présumée innocence, avec l’aide du réel, du hasard et de la technologie.
Les nus peoples, les tacles assassins, le sommeil du ministre, la sexualité du voisin, la mort en face, la crucifixion du djihadiste, l’accident de voiture, le mort à sa fenêtre. L’anal, le banal, le fatal. Tout y sera. Il y a de quoi se réjouir. L’oeil de la mouche, une fois grossi un million de fois. Seul derrière son regard. La pellicule oubliée, le pixel amélioré, la rétine préservée, le nerf optique, pour que l’image vienne à l’esprit. Le sort jeté des images et le regard qui disparaît, des milliards de fois. Peur de ne plus voir, peur de trop en voir. L’oeil, miraculé dès sa création, le regard, infinie désillusion, à sauvegarder, à régénérer. Le geste de l’artiste, la peine qu’il se donne, celle que nous refusons de prendre, pour mieux répandre et multiplier avec une édifiante facilité. Nous sommes dans cette cage-là. La démultiplication ne génère pas l’apaisement, ni ne le diffuse. Il faut s’accrocher à quelque chose, à un clic, à soi, à la vue, oeil, coeur, esprit, prise ou libérée, à un selfie qui ne garantira pas l’immortalité, à la mer qui se retire.
Mort du colonel lybien
Plus de page blanche, l’écran vidéaste s’est rempli d’horreur et de banalités hémophiles. Il était fou le dictateur. Il était fou ou la folie n’existe plus. 1969, c’était l’âge déjà de la télévision, pas encore celui des téléphones mobiles qui ont immortalisé aujourd’hui l’instant de sa capture et de sa mise à mort sommaire, dans le désert libyen. Un peuple s’est armé contre lui, pauvre homme de pouvoir et de puissance consentie par le peuple et les nations. Cela commence par un sourire militaire, se poursuit en multicolore et s’achève dans un tuyau. Le règne de Muhammar. La fatigue mentale qu’il aura inspirée au lecteur et à son double, téléspectateur. Le désert vidé de son sens.
Son regard vers le jeune homme qui allait le frapper, une autre arme, un autre poing, courir vers lui pour le frapper encore, le tenir par la tignasse, le frisé, et le mettre à terre, le pousser, le dos cassé, les bras vers l’avant, l’avenir réduit à l’incertitude de l’instant, crier, crier encore de toute sa voix de toute sa rage, et tirer en l’air, autour de lui. Le priver de tout silence avant la mort. Lui faire payer son individualité. Le soumettre au nombre, lui qui a soumis la multitude. L’attroupement meurtrier, à Syrte, au hasard de la route d’une jeunesse armée, qui accepta le défi qu’il lui avait lancé. Les cadavres que l’on enjambe par réflexe autour du colonel captif n’ont aucun mérite, ni être ni chose, parmi les pierres. Les hurlements du désert et le silence des hommes.
Dans la violence et la facilité des petits gestes tueurs, d’un poing, d’un doigt, d’un déclic. Cinéaste, tu ne l’avais pas filmée cette violence. Elle est là en direct, dans la bousculade et la confusion. Quelle scène définitive autant qu’instantanée. Son regard est le même, les traits verticaux de sa bouche et de ses yeux mis à terre. Il toise encore. Il ne voit que lui se mourant regardant l’autre le tuant. Qu’est-ce que ça bouge, qu’est-ce que ça tue. Les images bruyantes. Des hommes en folie. C’est vrai depuis des millénaires. La foule efface le désert. Le bitume pour dernier confort. Déchaussé. Foulé aux pieds du printemps. Tout un peuple à désarmer, désormais. Un meurtrier a serré le poing, plusieurs avant lui avaient présenté l’arme. Mais il fallait que le peuple passe à l’acte. C’est fait. Le cadavre mérité est exposé dans un local réfrigéré. Dans un dépôt de viande, édifié là pour nourrir, le peuple. Et après cela, il faut instruire les faits et penser.
24 octobre 2011
Ce pourquoi
Le souvenir du choc émotionnel, du silence dans le pays, un dancing avait brûlé. St-Laurent-en …, mon souvenir s’arrêtait là. L’article de presse, peut-être la télévision, les discussions en famille et en ville. J’avais douze ans. J’ai gardé ce nom en mémoire. L’idée d’un drame, de la mort multipliée, de la tristesse d’une région. La stupeur et l’interrogation. Un nom, l’imaginaire en soi, puis plus rien, sinon un vestige de souvenir réapparu à de rares occasions. Hier dans la Tribune de Genève, l’évocation de cet incendie de Saint-Laurent-du-Pont, le 1er novembre 1970, par un témoin rescapé. La tristesse revient. La violence du feu, la rapidité de son extension, aucune chance pour les 146, de la vie à la carbonisation. Les sorties étaient bloquées. Il n’y avait donc pas d’issue autre que l’asphyxie, et la chaleur des flammes. Il faut un autre mot pour cette chaleur-là. Franchement, la chaleur de mai et la chaleur des flammes, ce n’est pas la même chose. On dit chaleur quand on en réchappe. Ceux qui ont brûlé vifs ne disent rien. Injustice et horreur, désarroi. On parle à Dieu quand on ressent cela, comme Voltaire l’a fait dans son poème de Lisbonne.
Aujourd’hui, sur internet, je tape « Saint-Laurent dancing » et nous y sommes. Quelques vidéos, le même témoin que dans l’article d’hier. Des images de l’époque. Le présentateur ORTF, ses mots, sans prompteur. Et une sociologue qui s’intéresse aux phénomènes de mort collective. Fait divers dans ma mémoire, chez Voltaire et sur Google; propagation de tous les feux de la connaissance, du souvenir banalisé et de l’émotion évaporée. Ce pourquoi quelque écriture.
(31 octobre 2010)
Complicité du soleil
Le soleil caresse la mort en Corse. Balles dans la tête et dans le corps. Le mort dort à son volant. La voiture ralentit et s’arrête là. Le motard attend le tireur qui remonte sur l’engin pour la fuite dans la pénombre qu’il éclaire de sa violence. La violence sourde des professionnels distributeurs de mort. La peur se balade ce soir, sur la route des sanguinaires. Funérailles faites, les vivants reprennent leur souffle, les tueurs leurs affaires, l’horreur vide son chargeur. Quels uns contre quels autres dans ces cortèges? On croit ne pas craindre la mort, mais c’est le mort que l’on ne craint pas et la vie qui est défiée et ne se méfie pas. Rien à dire sur les sombres hommes, mais la complicité du soleil étonne.
(Octobre 2012 – après l’assassinat d’un ancien bâtonnier d’Ajaccio, revu en janvier 2015)
Je n’espère rien pour toi
C’est la débandade. Il y a partout des gens en mouvement. Le philosophe parle, sur l’écran internet, du meilleur des mondes possible, le prévenu se terre et les commentateurs s’expriment. J’écris cela comme je le ressens et le comprends dans cette soirée claire et solitaire. Ca grouille, ça bouge, ça fête. Nous terminons juillet et toujours pas de vérité, sinon celle apparente du recommencement, cause de nos réconforts et de nos affaissements. Le nombre de pages, lues et non lues, augmente inexorablement. Il ne se rétractera pas. Je m’adresse à ces personnes intériorisées, actives et disparues. Economes de leurs présences, riches et partageuses de la belle énergie qui me fait écrire. Sur le même écran, j’ai accès à ce commentaire anonyme en bas de l’article :« je n’espère rien pour toi » en conclusion de quelques mots rudes d’anéantissement de celui qui a fait cela, sur le lac.
Une pierre de plus, vengeresse et lyncheuse, dans les maléfices du monde. Le bateau est recherché, le tueur de la jeune femme heurtée et noyée n’est pas identifié. Il n’est pas volontaire pour endosser sa nouvelle identité. Il fuit le drame qu’il a – consciemment ou non – causé. La presse et la police s’en chargent. La justice attend. Les commentateurs se pressent sur l’écran. Il autant que « je » sont introuvables. Il étant toi pour qui « je » n’espère rien. C’est la mort qui permet à « je » de ne rien espérer pour le tueur inconnu et l’inconnu suspecté. Une jeune femme. Eviter la mort, sachant qu’elle est inévitable, ne pas la provoquer, sachant qu’elle est survenue, trouver, en de telles circonstances, les mots autant que le coupable. Un coupable sans mot n’est pas coupable.
« Je » lance la pierre anéantissant toute espérance de qui aura été retrouvé tueur et reconnu coupable. C’est bien de cela qu’il s’agit . Ce « je », anonyme et vengeur, dérange, ne cesse de déranger. Le lance-pierre a son utilité physique et meurtrière, toutes horreurs vérifiées, mais le lance-mot, à quoi ça sert. A lapider en anonyme. L’importance que «je» donne à l’espoir qu’il retranche à celui qui doit être anéanti. Qu’importe ton sort issu de mes mots pour autant qu’il soit dit en public que c’est moi qui te l’aurai jeté. Retrouver (…) et te condamner. Justice. Pour redire je, avant que la pierre ne soit retombée et avant même qu’elle ne soit lancée. En toute innocence. « Je » a perdu l’importance qu’il s’est donnée. Devant l’écran, il n’y aura plus d’innocence. Quels que soient les faits, les mots et les beautés du monde. Je, tu, il, tout est dit. Le singulier suffit à sa peine et porte en lui son châtiment.
Samedi 31 juillet 2010, après avoir écouté, partiellement, un cours de Jacques Bouveresse sur internet
(Leibniz) ; en souhaitant écrire sur des commentaires lus sur un fait tragique, et particulièrement
cette citation “je n’espère rien pour toi” Avec à ’l’esprit, une image et un texte, traumatisant de lapidation.
Revu ce 2 janvier 2015
Situation internationale
Il n’y a pas de situation internationale. Ni homme, ni femme sacrifiés. Les enfants ne meurent pas dans les gaz irakiens ou syriens. La violence et la souffrance ne sont qu’individuelles, un seul corps souffre, un seul esprit disparaît. Deux yeux sont embués, embrumés, éteints. Les consciences s’effacent, la mort ne saurait être collective, peut-être sérielle. Le nombre sous la menace. Les chiffres, les preuves, les négociations, le vote au parlement. C’est récurrent et prometteur, sans aucune sorte de possibilité d’apaisement. C’est une fureur humaine, lente et froide, sacrificielle, faiseuse naturelle de mort. La situation internationale, qui n’existe pas, ne peut ni évoluer, ni se dégrader. Et John F. Kennedy n’a jamais vécu, ce qui évite son sourire, son charisme, sa duplicité et son assassinat. Pas d’histoire derrière tout cela. Les peuples comprennent, les individus redisparaissent. Tenir les livres et les comptes pour prendre conscience fait partie du péril. Il ne faut pas avoir froid aux yeux, repartir en négociation et commenter. Les forces en présence, depuis si longtemps, réapparaissent historiquement. Un bateau attend, pour faire la guerre. Les soldats préparent leur retour. La guerre est prête à se refaire une beauté. Le fer, le sang, le gaz, les mécomptes politiques. C’est à n’y rien comprendre. Staline était odieux, et son ode à lui, misère. Le soudard attend, il a donné des coups de pied. Elle n’est pas tendue, la situation internationale. Il n’y en a pas. C’est une suite interminable de réalités tierces qui fait l’actualité. La violence est décrétée, c’est le propre de l’humanité. Encore une nuit et la guerre ne sera pas finie. Les noms des tyrans, les propos militaires, le refus de l’ambassadeur. Personne n’y échappe, fût-ce une vie durant. Le portait de groupe autour d’Obama, qui préside. Le printemps arabe, celui de Prague, la révolution des œillets et l’homme à la rose. L’embaumement du corps, pour prendre date, avec la mort. La coalition, de gauche, de droite au centre, les tirs, les drones et les arquebuses. Ça file dans le ciel, ça traverse les corps et il faut décider. Je veille à mieux dormir de ce sommeil générateur d’irréalité. Le reporter, dépêché sur place, a tendu la main au char qui l’a renversé. On lui impose le silence. Les images pleuvent, les âmes neigent. Le tomahawk ne perd rien de son innocence ni de sa superbe. Il attend dans le ventre de sa mère.
1er septembre 2013
Près de Manchester
Cet homme du comté de Cumbria, cinquante-deux ans, aussi, s’est tué, avec son arme à feu, dans une forêt, sous un rare soleil de sa région dite des lacs, au nord de Manchester et Liverpool. Auparavant, son fusil en main, le visage défait, il s’était apaisé et probablement ravisé devant l’effroi d’une dame qui protégeait ses enfants. La presse le relate. C’était mercredi, la matinée finissait. Il l’avait mal commencée. Il le savait. C’est étonnant qu’il se soit apaisé à cet instant-là. Il venait de tuer plusieurs fois. « At random », au hasard. Un fermier dans son champ, des retraités dans leur jardin, une femme à vélo, des passants ; l’on voit un corps recouvert au milieu d’un paisible pont. Il a tué aussi un collègue, chauffeur de taxi. Et un agent immobilier, dans sa voiture, sous un pont. Entre chaque nouvelle victime, quelques kilomètres, au volant, dans sa région. A quoi pensait-il en conduisant ? Il devait y avoir des cris en lui. Et un sentiment d’injustice, de la vie, des autres. Il a dû comprendre en roulant qu’il était devenu l’injustice, qu’il avait égalé la monstruosité qu’il prêtait, jusqu’alors, à la vie. Il a dû ressentir et comprendre cela. Il a dû se délester de tout sentiment d’égoïsme, de tout calcul, de volonté d’aller à la lumière. Elle était là, en plein pays. Au milieu et au centre de tout, partout. Et c’est là qu’il avait tué toute la matinée. Il ne devait plus penser à son avocat, qu’il avait tué aussi. Mais à son frère, jumeau, celui par lequel il a commencé, tôt ce même matin. Sa première victime. Son premier geste, fatal, pour autrui, pour alter ego. Alter ego. Alter est mort. Ego doit mourir.
Cette dame n’y peut rien. J’ai assez tué. Je pars apaisé, pour l’avoir épargnée, parce que sa peur m’a fait peur. J’ai supprimé la vie d’autrui, plusieurs fois ce matin. Il n’y a plus rien à faire. J’ai tué : dans la lumière du pays et dans la nuit tombée de ma vie. Facile à défaire. Je vous laisse le soin de penser à vous. Je dois tuer le meurtrier que ce vingt-millième matin de ma vie je suis devenu. Maintenant et sans urgence. Sur l’instant non dramatique, je supprime l’insupportable moi qui a fait ça. Ce n’était pas juste et ça l’est encore moins. Un matin comme un autre. Un si rare instant parfait de printemps. Toute cette force. Toute ces promesses, que l’on a en soit dans une vie ordinaire. Par les villes et les villages où je n’ai jamais su naître, ni vivre autrement que pour tuer et mourir. Ça se résume à cela, mon frère. Je te rejoins dans la mort qui nous aura déliés de tout, de toi, de nous. Je t’ai tué, et j’en ai tué d’autres. Il n’y a plus d’explication ni de colère. Elle était vive cette souffrance, tu sais. Non, tu ne sais plus. C’est mieux comme ça. Pourquoi les autres, pourquoi toi, pourquoi moi. Il est certain qu’il s’est tué facilement. Et je ne suis pas d’accord avec ces nombreux lecteurs qui, comme la police et avec le premier ministre estiment que l’on expliquera peut-être jamais ce qui s’est passé. C’est tout expliqué. La seule question est de savoir s’il a pris le temps de regretter. De recharger sa conscience vive plutôt que son arme refroidie. Mais ce temps n’a qu’un temps. Il est révolu.
Nous savons toutefois qu’il s’est amendé : il a fini par renoncer à tuer les autres et s’en prendre à lui. L’on dira, bien sûr que l’on dira qu’il aurait dû commencer par lui. Nous autres. C’est ce que nous pensons. Il aurait dû commencer par lui et nous avons raison. Beaucoup le font. Mais lui en a tué d’autres. Avant lui. On n’y peut rien. On n’y comprend rien. Et ça n’en finit pas. Il n’a pas mis fin à tout, mais à la vie de quelques-uns et à la sienne. J’ai écrit cela facilement. Sans égard pour la culpabilité des uns et l’innocence des autres. L’indifférence se réveille parfois en sursaut, puis l’on se rendort dans nos nuits de lumières.
juillet 2010
(premier exercice d’écriture)
Beau combat
En 1976, Jean-Pierre Goretta s’est entretenu avec Robert Badinter pour la Télévision suisse romande. Il a filmé en gros plan cet homme de quarante-huit ans, assis sur un canapé,au fond d’un salon assez sombre. Le regard de Robert Badinter était sombre aussi, autant que vif et il sait sourire dignement. Il devait alors défendre bientôt l’assassin d’un petit garçon à Troie. Il avait accepté et s’en expliquait admirablement, par son devoir d’avocat. Quelques questions, essentielles et simples posées par Jean-Pierre Goretta. La caméra reste sur Robert Badinter qui répond sachant que son interlocuteur lui laisse le temps de réagir et sera attentif à son propos. Le procès et l’exécution Bontemps sont encore très proches de lui, dans son souvenir. Il donne au refus de grâce présidentielle un rôle actif dans le processus de condamnation et d’exécution. Cinq ans avant son intervention historique en tant de garde des sceaux devant l’assemblée pour le vote de la suppression de la peine de mort, la réflexion est en action, il dénonce déjà la « justice qui tue ». Cette expression sera au centre de son discours de 1981 par lequel il obtiendra l’abolition de la peine de mort. Voilà un combat d’exception, une action qui aura compté si singulièrement. Ses mots sont simples et précis, le ton est là, soutenu .Il parle aussi, lors de cet entretien dont l’enregistrement est aujourd’hui si précieux, du caractère expiatoire de la sanction en droit pénal, de cette volonté d’imposer la souffrance au condamné qui explique depuis et pour longtemps l’action de juger, référence faite notamment au supplice de Damien (qui ouvre « Surveiller et punir » de Michel Foucault). Il évoque l’internement des « fauves » précisant qu’ils ne seraient que quelques-uns, et l’internement psychiatrique, en les distinguant semble-t-il. Il parle superbement du devoir de l’avocat, d’une façon qui ne laisse pas tranquille celui qui est avocat et souhaite l’être plus encore. L’exception est un destin, la singularité une destinée. (…) “Cette trouble fascination de la violence et de la mort » évoquée par Robert Badinter dans son discours du 17 septembre 1981 devant l’Assemblée nationale (51.50’’ sur document vidéo ina), en abordant la question du terrorisme, confirmée par “Il y a chez l’être humain la double fascination de l’absolu et de la mort” lors d’une récente interwiew (vidéo 4 décembre 2014, Canal Plus). Dans son discours encore, ce délicat passage sur le terrorisme, la référence aux fascistes d’Espagne “viva la muerte”.
(…)
Et aujourd’hui. Nous sommes désemparés et silencieux, face aux images. Pris à froid, par l’inventaire impossible à faire de la mort donnée dans l’histoire du vivant humain, causée, imposée, par l’exécution, le geste qui tue, la «conscience et la volonté » selon le droit pénal de Suisse et d’ailleurs. « Que, à quoi, comment penses-tu ? Que veux-tu? Que peux-tu vouloir? ». Le crime et le terrorisme ont une histoire et un avenir. La peur de la mort crée la mort. L’absence de peur plus encore. Le total des individualités n’a ni le pouvoir ni la volonté de ne pas tuer. Pour chaque cas, l’on peut instruire et juger, mais pour une infinité de cas, après les détonations et les giclements, le silence. Celui que l’on doit savoir s’imposer. En commençant par là. (…)
Les meurtres de Toulouse
C’est un déferlement de feu dans les têtes et sur les écrans. Nous sommes tous tués, mais la petite fille qu’il a calmement rattrapée. L’exécution d’un geste inqualifiable et froid, d’une fin du monde. L’invention de ce qui ne se pardonne pas. Le meurtre, l’assassinat, le geste facile de la main qui se ferme sur une arme. L’homme créant la mort d’une enfant, pour compléter une série et faire un exploit de violence et d’abjection. Je fais le funambule sur mes mots comme tu le faisais sur ta moto. Il devrait être impossible que cela soit possible, un mur, un espace devait exister, une étanchéité. Le néant est disponible, il fallait l’appliquer aux meurtres d’enfants et non les laisser ainsi tomber. L’horreur surpassée, l’effroi confirmé, restent les pleurs et la béatitude vive, creusée de stupeur. Le retour de l’indifférence ne doit pas avoir lieu. Nous délaisserons le fil des saisons intérieures et le flux hasardeux des émotions. Nous serons attentifs, nous anticiperons, il le faut. Il le faut. La tristesse sans retour se viderait de son sens et le temps gagnera quoi ? Il fallait figer les gestes, faire réagir l’immensité, aller chercher ce qui se veut éternel, défaire le sort et la fatalité, ce frère et cette sœur unis impassiblement dans une violence qui ne se laisse pas fatiguer. Aller au bout de soi même sans tuer l’autre. Il est mort non admirablement sans avoir perçu ce début de vérité.
mars 2012
Wolinski 18
Wolinski m’a toujours fait sourire, paisiblement. Il dessine d’un trait fin, sans aigreur, des scènes sexuelles. Un couple faisant l’amour avec, dans ses bulles, un texte sur la vie,la politique ou les périls fanatiques, quelque chose de fin comme son écriture. De semaine en semaine depuis des années, jamais exaspérant, il nous a arraché des sourires intimes. Il est tombé. Il est tombé. Un être vil l’a mis à terre, le surprenant, l’inquiétant, le tuant. Wolinski abattu, c’est un homme face contre le sol, l’horreur détestable et froide. Il faut dire cet instant. Pas seulement l’avant pas, seulement l’après. Puis oublier le sang, la vie disparue. Wolinski ne dessine plus. Il y avait une douceur chez lui, une active douceur de vie accompagnant les interrogations et la révolte. Wolinski, je le connais bien. Ses dessins se sont de tout temps invités à mon regard qui les acceptait. C’était la douceur matutinale ou celle du vendredi, toujours il revenait. Là il est parti. Un matin. Un mercredi, début janvier, au recommencement, à quatre-vingts ans. L’avait- il imaginé Wolinski ? Tristesse des siens. Absence entre les pages. Nous nous couchons sous la table mais sa vie a fui. Instant de fureur. Simple anéantissement. Opération réussie des bientôt pardonnés. Je lis Wolinski. Je l’apprécie. Son dessin me refait. Sa mort me défait. Insupportablement. Il ne fit jamais sienne l’indécence, mais celle des assaillants le fit s’effondrer. Nous ne sommes plus. Wolinski est parti. Une rafale. Des cris. Personne ne lui enlèvera le sourire qu’il continue de nous donner. Wolinski. Les femmes feront l’amour sans lui, pour rire. Eliminer du corps et de l’esprit les tueurs disparates. Destination: la vie et le dessin, l’inachevable dessin. Mépris de la fureur, le rire revenu. La séance de rédaction fut une franche engueulade puis de sombres faux-hommes cagoulés distribuèrent la mort. Le lecteur attend. Tout autant surpris que lui, Wolinski.
janvier 2015
Contre l’arbre sous la pluie 20
Contre l’arbre tué sous la pluie. Il n’est pas une victime de la route. Il était le favori de la course et devînt ce lundi le mort de la page des sports ; encore en vie dans le souvenir immédiat de ceux qui ne réalisent pas. Lui non plus ne réalise pas. Il s’est tué contre l’arbre dans sa voiture de sport. A grande vitesse, naturellement. La pluie était annoncée, toute la semaine durant. Elle pouvait aussi ne pas tomber. Et la course pouvait ne pas partir. Questions de météo, d’humeur et d’amour du sport. Automobile. Seul l’arbre attendait. Au bord de la route ruisselante. J’y ai pensé en passant par-là la semaine dernière, à cette route, à cette course historique, à ces virages et à cette pluie. Mais pas à la mort. Pas cette fois là. Ce qui est possible et ce qui advient, dans ces météorologies de soleil et de pluie , dans toutes les catégories.
Sur la course, à l’intérieur de la vie. Sortie de route à cause de la pluie. Ce n’était pas prévu. C’était improbable, maitrisé, risqué. Il savait ce qu’il cherchait au bout de ses routes. Enfin, il courrait ses risques et maîtrisait jusqu`à cet instant là. En ancien autant qu’en possible vainqueur. Il ne sait pas ce qu’il a trouvé. La mort dit-on. Ainsi survenue, elle n’est pas dramatique, dit-on. Et je ne sais pas ce qui me gêne, moi qui ai passé par-là. Par cette route-là. La semaine dernière. Ce n’est pas les conditions météo. Certainement pas. Ce n’est pas la course automobile, pas tant que çà. Ce ne peut être l’arbre. Ça ne l’est pas. Ce doit être la catégorie des possibles, quant elle se résume à çà. A la mort en course du favori, qui est mort ainsi. En favori.
Ce qui ne change rien à sa vie, perdue en course. C’était aléatoire et ça ne l’est plus. Voilà, ce qui me perturbe. Pour lui et pour tous les favoris de toutes les catégories la vie.S’il savait que j’ai écrit cela, lui qui ne m’a jamais connu. Ne m’en veux pas champion disparu. Je fais des courses avec des mots que je maîtrise, des phrases que je risque et des réalitésque je ne connais pas.
(21 août 2010)
Clint 22
Il nous propose un nouveau film, la vie d’un sniper. Un tireur caché. Un trou dans le mur, une terrasse, une fenêtre, il est déterminé et dispose d’une arme précise et puissante, fatale, comme celle de Lee Harvey Oswald. Une silhouette à distance s’offre à lui par mégarde, ne craignant, ni la ville ni le ciel. Il va tirer. Il a tiré. C’est un bon film, paraît-il, qui connaît un large succès. Clint Eastwood est là depuis un moment il se tient en cow-boy justicier, colt à la ceinture, ou en détective privé, un pied aux Etats-Unis, un autre en Europe. Il sait à quoi je pense. Je suis par terre à ses pieds en crapule ou à ses côtés en complice lâche et veule. Je suis son cheval, son fusil, sa caméra, son infidèle spectateur. Il avait onze ans lors des attaques de Pearl Harbour. Il était le bon, en 1966, face à une brute et un truand. Il domine, la vie et fait reculer la mort. Il sait ce qui est juste, s’interroge sur ce qui est beau. Le bien le laisse indifférent. Il a tenu le coup comme personne sur les écrans et s’est étrangement mis à parler sans égard à une chaise vide lors de la convention républicaine de Tampa en 2008. Il assassine mieux avec une arme qu’avec les mots. Pourtant ses répliques au cinéma ont fait mouche. En deux mots, il exerce sa liberté de tuer avant d’en accomplir le geste, dans bar, un cimetière, au bord d’une rivière. Il filme en réalisateur ou joue en acteur l’art de provoquer les derniers instants de la vie de celui qui, après l’avoir mérité et cherché, est en passe d’être tué, avant juste avant, comme si l’ultime instant était l’instant suprême. C’est captivant.
Il va d’un film à l’autre, de ville en ville, achever des vies et sauver des continents. L’arme toujours disponible, lui jamais maladroit. De grands acteurs l’ont craint ou supplié du regard avant des s’écrouler, à ses pieds ou sans détour dans leur tombe ouverte. Il est le complice du temps qui passe dans sa façon d’exécuter. Il ne chante pas la mort. Il regarde. Il sait. Il exécute. C’est son for intérieur inflexible et infaillible qui le lui dit. Le sniper américain a existé. Il a fait la guerre, écrit un livre et donné des cours d’usage professionnel des armes. Il aimait les westerns de Clint. Il a tué près de 200 personnes, officiellement, depuis ses repaires discrets durant la guerre d’Irak et même près de 300 fois, selon le décompte inofficiel de Clint. Le sniper en personne, dans sa vie réelle, a été tué à bout pourtant à l’occasion d’une démonstration dydactique, par un autre soldat revenu d’Irak. En une seconde, en moins d’une seconde, celui qui a souvent tué a été tué une unique fois. Un geste, un bruit, un effondrement. Il suffit d’une arme, bien conçue et bien fabriquée. La mort en vente libre connaît un grand succès auprès des vivants, tant qu’ils sont vivants. Clint Eastwood a épuisé quelques chevaux, vidé ses chargeurs, supprimée ses adversaires, éprouvé ses admirateurs, qui demandent à revenir vivants pour son prochain film sur la guerre, la mort ou l’amour. Il se maintient parfaitement, mais doit obéir à son tour à la loi du vieillissement.
La vie sans arme aura raison de lui comme elle aura raison de tous, nous livrant un duel implacable dans lequel, il faut lui rendre grâce, elle nous donne une chance d’échapperau rôle de simple crapule ou de spectateur oisif et admiratif auquel Clint semblait nous confiner. Je n’irai pas voir « American sniper ». J’entends ses tirs à distance, dans les villes en guerreet les villes en paix. Il sera toujours à l’affût, nous serons toujours surpris. Clint, sans autre arme que les mots, nous fera bien un film sur les difficultés du bien-être en amour ou, avec Woody Allen, sur l’éphémère efficacité du discours philosophique devant la mort . Et là, en complice, acquis à sa cause, j’irai voir le film à cheval, sans certitudes et désarmé.
Genève, le 14 février 2015
Immédiatement publié. Les certitudes acquises, sans doute.
Silence en Norvège, à suivre en anonyme
Sur une île idéale, réunis par idéal, ces jeunes ont été tués un à un. Leurs portraits seront publiés demain et, selon le premier ministre, l’on percevra ainsi toute l’ampleur du massacre. Les déclarations sont dignes. Le malheur est là. Le cœur retient l’imagination qui accable le cœur. Chacune de ces vies prise, sur l’instant avec une terrifiante facilité d’âme et gestuelle. Avant de tuer, ce type a écrit durant des années, sa doctrine, sa folie, son journal, son mémoire de préméditation. Impardonnable. Voilà le crime impardonnable, cent fois répété. Il faudrait s’intéresser à eux, à chacun d’eux, les relever, leur donner vie, les protéger, les extraire de cette dernière seconde de terreur et les ramener à la vie dont ils sont privés. La vie est une richesse. Elle est à faire, à continuer. Leurs vies subtilisées manqueront au monde. Les vies non vécues manquent au monde, celles-ci nous l’ont appris tant est violente l’injusticedes actes de cet homme. La facilité du geste accompli l’arme au poing. Et la volonté de s’y reprendre, de recommencer. Le tueur armé n’est jamais seul. Il est armé, aidé de son arme, et par ceux qui l’ont armé. Il faudrait. Il faudrait, et c’est lui, dont nous n’aurons pas à faire le deuil, qui retiendra l’attention. Sa vie telle qu’elle fut et telle qu’elle sera. Le chemin vers l’horreur nous intriguera. Les bois de Norvège et les lacs ont attiré notre attention, non plus par leurs parfaits silences mais par ces insupportables détonations. C’était vendredi en fin de journée, la nouvelle était si malvenue qu’elle en devint d’abord anodine. Elle dérangeait. Elle intranquillisait.
Puis elle s’est imposée à la lecture, à la pensée. Le week-end était gris à Genève comme à Oslo. C’est la même pluie et les mêmes mots. C’est à ce point intolérable que l’on ne sait pas quel réflexe développer. Un pays, une ville, un lac, des forêts, et les corps de ceux qu’il a tués. Dans cette nature, reste la société, qui ressent, pleure et prie et réagit. On s’intéressera à lui comme on s’intéresse à Charles Manson tout au long de la vie pour lui répondre en silence comme le feraient, vivants, ceux qu’il a tués. Et dire que cela recommencera .
Ecrit les 24 et 25 juillet 2011Après les attentats de Norvège (vendredi 23)
Suite de Noires nouvelles du réel (2)
Commentaires (1)
root
17.02.2015
Une belle série de nouvelles dont une, dans l'air du temps: Près de Manchester, page 11... Il est parti pour tuer. Il a tué, puis a épargné sa dernière victime, une femme et ses enfants, et a retourné l'arme contre lui-même. Peut-être aurait-il fallu commencer par là...
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