Quelques lignes manuscrites, retrouvées entre les pages d’un livre, viennent reposer dramatiquement à Raphaël et Nicolas, amis inséparables, la question du bac : peut-on risquer d’explorer un passé inconnu? Le chemin qu’ils vont parcourir fera qu’ils ne pourront plus jamais se regarder comme avant.
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Vendredi, en fin d’après-midi. À cette heure-là beaucoup ont pris l’habitude de se retrouver au Lady Godiva. Le pub commence à se remplir. C’est le moment-charnière de la semaine ; on peut enfin laisser tomber les fardeaux du boulot (ou du moins tenter de les oublier), se glisser parmi les clients dans une enveloppe « anonyme », à l’abri des responsabilités, et se réjouir de la trêve du week-end. Un soupçon de légèreté flotte dans l’air et remonte dans les narines avec l’odeur de la bière. Les variétés sont innombrables ; depuis qu’il rencontre Raphaël ici, Nicolas n’en a pas encore fini de tester toutes les spécialités belges et les nouveautés des brasseurs locaux.

 

En entrant dans le pub, une bouffée d’air chaud l’attrape au contour de la porte-tambour ; le brouhaha des clients attablés est déjà monté de plusieurs crans, au fil des actions d’un match de rugby retransmis par le grand écran suspendu au plafond.

Nicolas repère sa table préférée – ouf, elle est encore libre – et les deux fauteuils de similicuir rouge disposés face à face. Il se laisse littéralement sombrer dans l’un d’eux. L’immersion dans les décibels des supporters l’étourdit un instant, comme s’il passait dans une autre dimension : en dénouant sa cravate, un grand soupir de soulagement et d’apesanteur élargit ses poumons. Son regard glisse sur les clients qui entrent et bientôt sur la serveuse, qui passe à côté de lui à plusieurs reprises sans faire mine de le voir. Son plateau est une citadelle de verres et de bouteilles qui ondulent dangereusement à l’extrémité de son bras. Nicolas s’étonne toujours du miracle d’équilibre qui le tient collé à la paume de la main. Cette fois, en virevoltant pour revenir au comptoir, elle lui lance un clin d’œil complice : elle l’a bien vu et dans les secondes qui suivent elle vient prendre la commande, en frôlant de sa hanche le bord de la table.

– Une Mort Subite, s’il vous plaît. Avec des cacahuètes, merci !

Il la regarde s’éloigner, alors qu’un hurlement soulève la salle : « essai transformé » par l’une des équipes ! Même le vieux flipper, dans le coin du fond, en sursaute de surprise.

Nicolas se sent malgré lui nerveux et impatient ; Raphaël ne va pas tarder. Quand il aura posé son sac et commandé son verre, il va lui en raconter une belle…

 

°   °   °

Nicolas regarde machinalement son poignet : il n’a pas encore adopté une montre numérique. Il adore sa breloque d’un autre âge, qu’il a équipée d’un bracelet orange, sa couleur fétiche. Étrange, Raphaël est en retard. Une deuxième bière fera l’affaire, en l’attendant. Il se débarrasse de sa veste et se cale davantage dans son fauteuil ; la tête en appui sur les bras croisés derrière la nuque, ses longues jambes se déplient sous la table. Une sorte de carcan enserre sa gorge et l’étouffe.

Depuis quelques jours une grande tension s’est emparée de lui. Ce qu’il a découvert cette semaine dans la bibliothèque de son père l’a complètement déstabilisé. Occupé dans une affaire qui oppose trois personnes sur fond de divorce, de jalousies amoureuses et de représailles financières, il s’est souvenu d’une lecture qui l’avait exaspéré à l’époque ; elle lui est revenue à l’esprit comme un décor fixe encadrant l’imbroglio de ses clients.

Il s’agissait d’un texte de Dostoïevski, dont il voulait retrouver un détail précis. En feuilletant les pages du roman, il est tombé sur un billet manuscrit très embarrassant, qui laisse comprendre que son père aurait eu une aventure, alors que sa mère était enceinte de lui. Une date permet de situer très précisément « l’affaire » trois mois avant sa naissance ; il y est aussi question d’une « finale ». Pour l’instant, dans son esprit, l’incrédulité prime sur l’indignation. C’est à Raphaël qu’il veut en parler en premier.

Tiens, justement, le voilà. Le grand sourire de son ami de toujours amène dans le pub un souffle d’air frais. Lui aussi se laisse tomber dans le fauteuil vide qui l’attend. Son casque de vélo détaché, la masse de ses cheveux bouclés reprend toute sa liberté ; il les remet en place en y passant ses doigts. Il déroule son écharpe d’un grand geste ralenti par la lassitude :

– Cette semaine m’a tué, je n’en peux plus… Amélia, s’il te plaît, un  Saint-Em, comme d’habitude !

Nicolas s’étonne :

– Tu tutoies la serveuse maintenant ? Depuis quand ?

Raphaël voudrait sourire, mais il cherche en vain le regard de Nicolas :

– Toi alors… qu’est-ce qui ne va pas ?

 

Nicolas s’efforce de raconter les faits posément, comme il sait le faire chaque jour en exposant les éléments d’un dossier, mais l’énervement le rattrape. Il s’emballe et s’imagine en train de poser la question frontalement à son père. Raphaël est stupéfait par le récit : il connaît Antoine, le père de Nicolas, depuis toujours. Leurs deux familles forment une sorte de clan qui a partagé tous les épisodes du feuilleton de la vie – écoles, vacances, anniversaires, jardinage, chiens, chats, coqueluches, bandes dessinées, soirées-raclettes, jeux vidéo et compétitions sportives. Un voisinage harmonieux, une formule magique, une vraie, authentique, comme on n’en fait plus. Il tente de calmer son ami : la prudence est de mise. Il n’est pas dit qu’Antoine soit le vrai destinataire de ce billet. Nicolas reconnaît que cette hypothèse ne lui a même pas traversé l’esprit : le message ne contient pas son prénom, en effet, et pas davantage de signature. Il aurait pu le trouver ou le récupérer ailleurs. Admettons, mais dans ce cas pourquoi le garder dans un bouquin ?

– Tu es sûr qu’il s’agit de l’écriture d’une femme ?

Nicolas ricane : il ne manquerait plus que ça, que son père soit bisexuel. Il se redresse brusquement en tapant sur la table ; les cacahouètes sautillent dans la petite assiette.

– Tu m’énerves !!!

Deux clients accoudés au comptoir se retournent. Raphaël pose une main rassurante sur l’épaule de Nicolas et le fait se rassoir. A son avis, il est urgent de ne rien faire. Il faut relire ce billet tranquillement, en faire une copie et en reparler ensemble la semaine prochaine. Quelle est la date qui permet de situer si précisément l’événement ? 1990, début juillet. Raphaël fait un calcul rapide : c’est une année de Coupe du monde. Cela coïncide avec l’allusion à une « finale ». Encore une fois Nicolas ricane :

– Ouais, c’est mon année de naissance, je suis au courant ! et même du jour :          le 8 octobre ! Mais je ne savais pas que tu avais en tête le calendrier du « Mundial ».

Raphaël s’esclaffe :

– J’ai grandi avec une mère qui n’en loupait pas une miette. Alors que papa, lui, voyageait de colloque en congrès…

 

Est-il possible d’admettre un moment d’égarement ? Sans doute, et d’ailleurs sans suites : rien n’a jamais filtré de cette histoire. Et puis Raphaël, franchement, n’imagine pas Nicolas en train de « cuisiner » son père sur un terrain pareil : ça l’avancerait à quoi ?

 

Nicolas se sent mieux : discuter avec son ami l’aide à prendre un peu de distance. Ils terminent leur verre en commentant les dossiers qui les ont préoccupés pendant la semaine écoulée, la surcharge de travail ; mais, heureusement, un beau tournoi de tennis les attend ce week-end. La météo annonce un ciel sans nuages. Au moment où ils se lèvent, Raphaël demande encore dans quel roman de Dostoïevski a été trouvé le billet incendiaire : «L’Idiot», lui répond Nicolas. Mauvais signe, pense-t-il : il s’agit d’un triangle amoureux fatal. Mais il n’en laisse rien transparaître.

 

°   °   °

Pendant la semaine suivante, Nicolas est complètement absorbé par ses soucis professionnels et par le suivi de la course du Vendée-Globe qui accapare la famille. Sa sœur Marie-Laure est l’une des solitaires téméraires de cette épreuve et navigue en pleine tempête dans les 40èmes rugissants. Les écrans sont allumés 24 heures sur 24 pour guetter les connexions vidéo, lorsqu’elles sont possibles. Ses parents exorcisent l’angoisse chacun à sa manière : Sophie, sa mère, allume un cierge en cachette, son père joue tout seul aux échecs.

 

Cette atmosphère le détourne du billet manuscrit : il y pense avec un brin de détachement ; les premières réactions de Raphaël lui ont fait voir les choses sous un angle plus prudent. En effet, comment aborder le sujet ? pourtant, un soir, prenant prétexte d’une série télévisée bourrée d’intrigues et d’infidélités, il commente à haute voix, l’air de rien, en se tournant vers son père :

– C’est si compliqué d’attendre que sa femme ait accouché ? une grossesse ne dure pas une éternité, tout de même !   –  ostensiblement pour entendre ou capter son accord, supposé implicite, mais surtout pour guetter le moindre tressaillement, embarras ou froncement de sourcil. La réaction d’Antoine se limite à un hochement de tête et à un petit sourire entendu.

 

Le vendredi, en fin de journée, Nicolas retrouve son fauteuil au Lady Godiva ; il y attend son ami et repense à la manière dont il a tâté le terrain de son père. Il a tourné dans tous les sens la question qui lui brûle les lèvres, mais il n’a pas pu la poser frontalement.

 

La curiosité a instillé dans son esprit un scrupule : est-il tombé dans le voyeurisme ? A-t-il le droit d’être aussi intrusif dans la vie intime de son père ? Finalement c’est un homme comme tous les autres, il a droit à ses faiblesses, même si l’une d’entre elles ressemble furieusement à… La porte d’entrée du pub tourne sur son axe et laisse apparaître Raphaël, trempé jusqu’aux os. Il se déplace à vélo, par tous les temps – mais ce soir il pleut des cordes. Ses jeans dégoulinent, ses chaussures recouvrent d’eau le plancher sous la table.

Il éclate de rire en voyant la monture orange des lunettes de Nicolas ; le rapprochement avec le gastronome Jean-Pierre Coffe, est irrésistible. Ses clients peuvent-ils le prendre au sérieux ? Aucun risque, il ne les porte que s’il est seul, pour lire leurs dossiers. Illusion d’optique : la couleur orange le console de la misère et des bassesses humaines. Raphaël le taquine : a-t-il mis ses lunettes orange pour relire le billet manuscrit ?

 

Cette fois, Nicolas ne s’énerve pas et résume ses explorations infructueuses. Chou blanc, donc, pour l’instant. Il voudrait bien que ce dilemme ne le taraude plus, mais le billet l’a formulé noir sur blanc « faisons comme si c’était un rêve, comme si de rien n’était » : le ver est dans le fruit.

 

Raphaël commande son verre de Saint-Em et se souvient du thème de leur dissertation au bac : « Faut-il se souvenir ou oublier ? Développez les avantages et les inconvénients de ces deux options à l’aide d’un exemple concret ». Pour la première fois de leur vie ils se sont étripés sur les arguments et contre-arguments respectifs. Finalement, épuisés de ne pas tomber d’accord, ils ont préféré donner la priorité à tout ce qui soudait leur amitié et leur quotidien.

Voilà la question relancée : mémoire ou oubli ? L’oubli peut-il être volontaire ? Peut-on « se forcer » à oublier ? En tout cas « se souvenir » a un prix, c’est évident. Raphaël préconise le calme et la réserve : il s’agit, au pire, d’une instantanée éventuelle de la vie privée d’Antoine, de surcroît elle date de plus de 30 ans.

On peut invoquer raisonnablement la prescription. Les deux familles ont vécu, en toute proximité pendant tout ce temps, un voisinage et une amitié sans nuages.

Il penche, lentement mais sûrement, pour l’option de l’oubli.

 

Nicolas tripote compulsivement son porte-clés triangulaire ; la réflexion de Raphaël le rassure et l’apaise. Il hésite un instant, puis sort tout de même de sa poche la photocopie du billet manuscrit et la tend à Raphaël. Celui-ci pose son verre de Bordeaux et commence à lire.

 

Oublions ce qui s’est passé hier ! nous sommes bien d’accord : c’est la faiblesse d’un soir. Pour un instant nous nous sommes consolés ensemble de ce qui nous tourmentait. Faisons comme si c’était un rêve…

(Quoique : justement, il y a des rêves qui restent inoubliables !).

C’est tout la faute au canapé flambant neuf, qui a favorisé la suite non-préméditée des choses…

Faisons donc comme si de rien n’était – « il et elle » ne méritent pas d’être au courant de cet incident et d’ailleurs à quoi cela pourrait bien servir ?

Je compte sur toi, promet-le-moi ! 

Et détruis ces lignes dès que tu les auras lues, c’est un ordre !

Mais quelle finale !!! Ça a manqué de buts, tout de même.   9.7.1990

 

Au fur et à mesure de sa lecture Raphaël se fige, devient tout blanc. La tête posée dans ses deux mains, ses doigts disparaissent dans les boucles sombres de ses cheveux. Nicolas capte l’émotion de Raphaël et s’inquiète :

– Qu’est-ce qui t’arrive ?

D’une voix blanche, presque inaudible, Raphaël bafouille :

– C’est… l’écriture de ma mère…

 

Un bloc de silence s’installe. C’est au tour de Nicolas de préconiser la prudence : comment Raphaël peut-il être sûr qu’il s’agit de l’écriture de sa mère ? Le billet date de 30 ans : la graphie a pu évoluer (ou justement pas ?). Le dilemme rhétorique entre « mémoire » et « oubli » a brutalement changé de dimension.

 

L’air du pub est devenu subitement irrespirable. Les deux amis sortent et remontent l’allée bordée de platanes qui longe la rivière. Raphaël pousse son vélo. Il a cessé de pleuvoir. L’air est encore humide et a la transparence de l’eau claire.

Ils marchent côte à côte, presque au ralenti, comme si les pensées devaient trouver le temps de se calquer dans leurs pas, pour ne pas tomber à côté, dans une flaque. De temps à autre ils s’arrêtent, se regardent et se posent l’un à l’autre, incrédules, la question obsédante : est-ce possible ?

Oui, tout est possible. Ils le savent et l’expérimentent tous les jours dans leurs métiers respectifs. Mais là, quelque chose qui les dépasse les a rattrapés, sans épargner ni l’un ni l’autre. Ils vont faire face, ensemble.

 

Raphaël se trouve à son tour confronté à la question d’interroger ou non sa mère. Ils s’arrêtent de nouveau et se regardent. Leurs yeux parlent tous seuls, eux ne disent plus rien. À hauteur du Pont Neuf leurs chemins bifurquent : un « au revoir », d’un geste las de la main, sans rien convenir pour la semaine prochaine – décantation, réflexion.

 

°   °   °

Nicolas en perd le sommeil. Il se maudit d’avoir montré le billet à Raphaël, qui lui avait pourtant donné tous les arguments pour laisser en paix, dans le passé, ce qui appartient à son père. A deux doigts d’en être convaincu, l’essentiel étant posé, il n’était plus nécessaire de sortir ce bout de papier. En un instant il a fait basculer la vie de Raphaël dans un gouffre pire que le sien. Les voilà pris tous les deux dans un inextricable imbroglio. A quoi tiennent nos existences, si une seconde suffit pour les faire sombrer dans un abîme ? Ce porte-clés triangulaire, trituré machinalement avant de montrer à Raphaël le billet manuscrit, supposé tenir ensemble « les clés de la maison », devient métaphoriquement « un porte-doute », un « porte-dilemme » qui sépare au lieu de réunir : existerait-il la plus petite clé qui ouvrirait le tiroir secret de la mémoire ? Nicolas continue de le tourner pensivement entre ses doigts.

Mais, en revenant tout au début, pourquoi Antoine n’a-t-il pas détruit le billet, comme l’ordonnait impérativement sa rédactrice ? Par vanité virile ? Le billet qualifie bien ce « rêve » d’« inoubliable », un moment de faiblesse réciproque, certes, mais néanmoins défini comme tout à fait unique. C’est suffisant pour passer outre la consigne et le conserver, au moins pour un temps, comme souvenir-preuve, malgré le risque encouru qu’il soit trouvé plus tard par un tiers. Aurait-il pu l’oublier ?

 

Raphaël, lui, traverse les jours suivants comme un automate. Il se souvient avoir entendu le récit de ses parents, Xavier et Cécile, autour des péripéties de sa naissance, longtemps espérée, puis aidée par une PMA et aboutie de manière toute naturelle et inattendue, avant la fécondation in-vitro. Surpris, mais pas étonné, le gynécologue avait confirmé que des cas semblables étaient répertoriés dans les annales. Raphaël ose à peine soustraire neuf mois à sa date de naissance, le 9 avril 1991, pour retomber pile sur la date de la « finale ».

Comment soutirer du passé, ni vu ni connu, des informations et croiser les données? Cette année il est de nouveau question de la Coupe du Monde, des problèmes de son report et des polémiques en tout genre générées par le choix du Qatar : c’est un sujet d’un ennui mortel pour Raphaël, mais qui fascine sa mère depuis toujours. Il la taquine souvent, en lui disant que la FIFA devrait l’engager comme encyclopédie ambulante et permanente. Il ne faut pas forcer le trait pour qu’elle soit intarissable même sur le calendrier de toutes les éditions… au hasard : se souviendrait-elle de la finale de 1990 ? La question sort de la bouche de Raphaël avant même qu’il ait pu la formuler pour lui-même. Et comment ! Mais quelle misère de score : Allemagne 1 – Argentine 0. Un match au rabais, indigne.

La discussion dévie ensuite spontanément sur les dernières nouvelles du Vendée-Globe et de Marie-Laure : la tempête s’est calmée, personne n’a démâté, heureusement ; tous sont soulagés.

°   °   °

Nicolas et Raphaël continuent de se voir le vendredi en fin d’après-midi : ce moment est devenu une sorte de bouée de sauvetage à laquelle ils s’accrochent pour trouver un terrain d’entente et d’action, pour se convaincre ensemble d’être dans le juste, dans le vrai.

Les deux amis rapprochent les pièces du puzzle.

La finale 1990 a bien eu lieu le 8 juillet. Internet confirme. Un rideau de scène descend lentement autour d’eux : ils pourraient être demi-frères !

 

Dans leurs regards, subrepticement, quelque chose a changé, sans qu’aucun des deux ne puisse définir en quoi consiste ce changement. Leurs vies semblent sur le point de basculer, mais dans quoi exactement ? Pourraient-ils être encore plus liés qu’ils ne le sont déjà ? Que pourrait ajouter le mythique lien du sang à leur inoxydable amitié ? Ou bien : est-ce ce lien du sang qui, à leur insu, les a si fortement rapprochés, depuis toujours ? Mythes et réalités tournent en rond dans leurs esprits.

 

Nicolas explore encore une fois la bibliothèque familiale, du côté des albums de photos, à la recherche de traces ou d’indices de ressemblances. Comment était son père à l’âge de trente ans ? Il l’a toujours vu avec des cheveux coupés très courts ; maintenant ils sont tout à fait gris. Ses mains tremblent en tournant les pages, jusqu’au moment où il croit voir le double de Raphaël : sur un bateau, le vent du large agrandit comme une auréole autour de la tête de son père la même masse de boucles sombres. Les soixante-huitards n’étaient pas encore les clients fidèles de leur coiffeur. Il décolle doucement la photo et la glisse dans sa poche : ce n’est pas encore une preuve, seulement un indice. Insuffisant.

 

Le doute est intenable. Le besoin de savoir est plus fort que tout et livre bataille avec la conscience du risque encouru : dans le Jardin d’Eden, il est interdit de toucher au fruit de l’arbre de la connaissance… comment tenir une certitude sans outrepasser l’interdit ?

Ils optent pour l’analyse ADN.

°  °  °

C’est le « vendredi de vérité ». Le Laboratoire de médecine génétique leur a livré par courrier le résultat des analyses : Nicolas et Raphaël sont demi-frères.

C’est la première fois qu’ils s’étreignent si longuement, debout dans le pub. Chacun ressent dans sa poitrine la respiration de l’autre. Puis ils se regardent, intensément. Aucun mot ne monte à leurs lèvres, aucun mot n’est à la hauteur pour dire l’inexprimable.

 

Cette fois ils rapprochent les fauteuils, avant de s’y installer, comme pour traduire cette nouvelle proximité, viscérale. Ils étouffent une sorte de rire, qui trahit l’émotion inconnue de découvrir ce lien aussi invisible que puissant. Ils tiennent leur vérité. Que vont-ils en faire ?

– Messieurs ?! … comme d’hab ?

Pour une fois, ni l’un ni l’autre ne s’est aperçu d’Amélia, qui tambourine ses ongles carmin sur le bord de la table.

– Oh, excusez-nous ! Oui, bien sûr, comme d’hab.

Il faut bien ancrer les nouveautés dans les bonnes vieilles habitudes. Et surtout exprimer enfin le bonheur qui les envahit, car avant tout ils se sentent complètement heureux, inexplicablement.

– Santé ! À la nôtre !

 

Est-ce concevable ? qu’une telle certitude prenne le pas avec une telle autorité et relègue au deuxième plan toute autre considération préalable, tout autre doute, tout autre commentaire rétroactif sur leur père, sur la mère de Raphaël, toute autre fantasmagorie sur cette mi-temps « inoubliable » d’une finale de football au score misérable ? Toutes ses pensées leur paraissent secondaires.

Mais surtout, ce qui leur paraît évident est qu’ils deviennent implicitement les héritiers de la consigne manuscrite  « faisons comme si de rien n’était », car en parler déclencherait dans leur deux familles un tsunami aussi dévastateur qu’inutile.

–  Nous sommes d’étranges « siamois », par notre père… faire semblant n’est pas encore mentir, si le but est de s’en sortir.

 

Une question persiste néanmoins : Antoine et Cécile n’ont-ils jamais eu le moindre doute ? Aucun d’eux n’a-t-il jamais guetté la moindre ressemblance qui aurait pu être l’indice que « la suite non préméditée des choses » avait laissé derrière elle une trace imperceptible, mais bien réelle ? Raphaël est depuis toujours, à l’unanimité de tout l’entourage, le « portrait de sa mère » ; ses yeux bleus reproduisent à l’identique ceux de Xavier et de Cécile (et d’Antoine). Mais ses cheveux châtain sombre… Nicolas sort de sa poche la photo d’Antoine sur le bateau de sa jeunesse.

– Regarde, presque la copie conforme.

Aurait-il délibérément sacrifié sa chevelure pour gommer, dans la coupe très courte, cet indice de ressemblance ?

°   °   °

Enfin, après avoir mis sur la table tous les pour et les contre, ils sont d’accord. Leurs parents avaient leur secret, très bien gardé ; ils n’ont peut-être jamais réalisé que « la suite non préméditée des choses » a donné à Nicolas deux pères, et du même coup un demi-frère et plus tard une demi-sœur.

À leur tour, à eux deux, ils détiennent leur secret, certes « hérité », mais bien plus grand encore. Ils sauront le garder.

A la sortie du Lady Godiva, ce soir, ils scellent pour toujours un lien hors du commun.

À l’évidence, dans « demi-frères », le « demi » est de trop.

 

[Nouvelle écrite dans le cadre de l’atelier d’écriture piloté par Geoffroy et Sabine de Clavière au printemps 2021]

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