Créé le: 24.09.2014
7576 0 1
Ils sont de ma famille

Une histoire de famille 2014

a a a

© 2014-2025 1a Thierry Villon

Pour eux que la vie m’a donnés, comme une famille de coeur
Reprendre la lecture

Le temps s’écoule avec lenteur dans l’air chaud de ce dimanche après-midi, le premier de l’été. La gare est comme saupoudrée d’éclats brillants. Les rails au loin luisent sous le soleil. Les quais sont vides à cet instant. Quelques pigeons volent tout en lourdeur entre les poutrelles de fer qui soutiennent l’édifice. Des moineaux plus vifs se disputent les cadavres de mouches collés à l’avant des trains. Nettoyage, chaîne alimentaire, les uns meurent pour que d’autres vivent.

Face à moi, scellée dans le mur, la plaque de marbre rappelle la reconnaissance de tout un pays envers ceux tombés pour sa liberté. Pas la peine d’en dire plus. Ils sont loin mes héros : enfouis, enterrés, déjà presque oubliés. Mais comme à chaque fois que je viens là, je repense à John, son discours à la foule rassemblée, visages graves, regards teintés d’émotion. A les avoir tant lus et relus tout au long des années, ses mots se sont inscrits dans ma mémoire : « Elles ne m’ont pas quitté, leurs paroles immortelles comme des jets de lumière dans la nuit noire qui enveloppaient nos cœurs, ceux de jeunes gens qui ne désiraient que vivre, simplement vivre en paix, ne plus porter le chagrin de la trahison. Notre génération se sentait trahie, mais en même temps, trouvait en elle-même une force trop longtemps ignorée et laissée sous silence. Parce que les mères voulaient les protéger, parce que les pères n’en pouvaient plus du combat, parce que les grands étaient devenus trop grands, parce que les petits souffraient de plus en plus, il fallait que la justice soit rétablie. Tant tant qu’elle restera debout, cette gare en sera un témoin oculaire et dira qu’ici entre les rails, 4 adolescents sont tombés sous les balles des mitraillettes de l’occupant, les soldats aux uniformes noirs chargés des sales besognes. Non seulement, les balles les ont fauchés en pleine jeunesse dans la gare de la petite ville si joyeuse avant que l’abomination ne commence à dominer, mais elles ont façonné l’avenir.

Les rails ont depuis retrouvé leur patine, tant de trains sont repassés là, tant de pieds ont foulé ces quais, presque encore en tout point semblables à cette époque. Même si les rails brillent à nouveau, le sang de 4 jeunes, 2 filles et 2 garçons, a vraiment coulé là entre les poutrelles de bois, s’insinuant entre les cailloux du ballast, rejoignant la terre qui l’absorba. On peut dire qu’ici même est né le sursaut qui a propulsé la nation toute entière contre l’envahisseur. C’est dans cette terre mouillée du sang de ses enfants martyrs que la semence a pris racine, que la plante a osé un peu sortir du sol comme effrayée de sa propre audace. Puis le vent a porté la nouvelle, relayée par les sanglots des mères et les larmes des pères : il faut que cela cesse, il faut qu’on en finisse avec la terreur qui nous habite chaque seconde, sans désemparer jamais, sans manquer un jour, aucun. Les oiseaux noirs ont bien encore volé d’autres vies, mais de moins en moins et de plus en plus difficilement. La passion de la liberté les avait saisis à nouveau, mes héros ne sont pas morts pour rien, leurs mains unies dans la mort, comme elles l’avaient été dans la vie, montraient un point dans l’horizon. Là-bas, disaient-elles, il n’y a plus de mort, plus de honte, ni de chagrin, ni d’enfants qui pleurent abandonnés, ni de vieux qui meurent de froid dans leur sac de couchage sous un pont d’autoroute, ni de femmes qui se vendent pour nourrir leurs enfants, ni d’hommes qui boivent pour cacher leur honte d’être rejetés, ni de riches qui oublient d’où ils sont sortis, ni de pauvres sans plus aucun espoir. Mes héros ne sont pas morts pour rien, certainement pas pour donner du confort à ceux qui en sont déjà pourvus, ni pour enlever aux sans-droits le peu de vie qui leur reste. La gare oubliée entre le ciel et l’enfer revivra dans un court instant, à l’heure du premier train du matin, quand se déversera sur ses quais jadis glorieux

la foule encore un peu endormie qui se répandra dans la petite ville pour aller offrir ses forces à la construction d’un autre monde. Le souvenir des 4 jeunes héros s’est endormi comme leurs vies qu’ils ont données, mais les mots qui courent encore autour de la terre réveilleront ce souvenir. Et l’on dira encore que la liberté n’a pas de prix, car elle est si belle… »

Je passe la main sur le marbre froid. L’émotion m’étreint, quand je sens sous mes doigts la gravure des 4 visages : Alphonse et Irène, mon frère et ma sœur, Victor et Jeannette, le frère et la sœur de John.

Lui, est là depuis ma petite enfance. Ses parents disparus dans cette douloureuse période, les miens l’ont recueilli ainsi qu’ils l’avaient juré à leurs amis : il sera de notre famille, si par malheur il vous arrivait quelque chose. Depuis, nous sommes comme des frères et je suis impatient de le revoir, tout comme Rose qui partage sa vie. C’est une personne très intelligente, car elle a su se faire aimer de John, sans rien briser de notre fraternité.

Leur train doit être en train de rouler quelque part dans la campagne. Ils doivent somnoler serrés l’un contre l’autre, la tête de Rose dodelinant contre l’épaule de John. Je marche un peu histoire de me dégourdir les jambes. J’espère secrètement que cela fera accélérer nos retrouvailles. Mais un doute s’insinue : ai-je bien compris leur heure d’arrivée ? Pour m’en assurer, je sors de ma poche mon petit papier maintes fois déplié et replié. Au bout du quai, sur le panneau d’information, des chiffres sont en train de bouger. J’attends que les lignes soient stabilisées et confirment : 18h.40 quai 14, en provenance de Marseille.

Mais une autre mention s’ajoute à la suite : train retardé… Qu’a-t-il bien pu se passer ?

Le train est arrêté en rase campagne. Un bruit circule parmi les voyageurs qu’un problème technique aurait causé cet arrêt. Cela dure depuis presque une heure, mais les haut-parleurs n’ont diffusé que quelques communiqués standards tirés du manuel « Que faire si ?… » Il est surtout question de mesures de sécurité, par exemple ne pas essayer d’ouvrir les portières. Rose a fini par se désintéresser du sujet. Elle se plonge dans un article qui traite des nouveaux espoirs suscités par la microbiologie. Grâce à elle, un aveugle pourrait ainsi espérer recevoir bientôt de nouveaux yeux. Cela ressemble à un peu à un miracle, mais explicable par la science, celui-là ! Expliquer, expliquer, tous les passagers du wagon essaient de fournir à leurs voisins les explications les plus vraisemblables au-sujet de cette maudite panne qui les retarde tous. De son côté, par contre, John constate l’indéniable vertu sociale que peut comporter un tel incident. En effet, sont en train de converser des personnes qui l’instant d’avant ne se seraient certainement pas adressées la parole durant tout le voyage, chacun essayant de préserver un tant soit peu sa petite bulle privée. Rose sait bien que John fait toujours ce genre de constat. Elle sourit tout en lisant. Dans un instant, son mari va se pencher vers elle dans un instant pour lui murmurer :

– Alors, tu n’en profites pas pour socialiser un peu ?

Ce à quoi elle répondra d’un air absent :

– Faire tout un plat pour une simple panne…

Avant de se replonger dans sa lecture avec un sourire dont John connaît parfaitement la signification.

Il en reste là et laisse la bulle se refermer autour de leur couple, places 218 et 219, couloir B, voiture non-fumeurs. Heureusement qu’ils l’ont exigé à la réservation. En effet, la voiture suivante est remplie d’un nuage de fumée bleuâtre. La ventilation semble s’être arrêtée en même temps que le train. A aucun prix, ni John ni Rose ne voudraient se retrouver pris en otage parmi des personnes essayant de se calmer les nerfs en tirant sur leurs cigarettes. Tout en se félicitant de son choix, John aperçoit par la vitre les autres wagons et des employés du chemin de fer discutant sur le ballast. Leurs uniformes lui en rappellent soudain d’autres, bien plus menaçants.

1942, une voie de chemin de fer non loin de Metz. Un train est arrêté sur la voie. Des uniformes allemands marchent tels des automates le long de la voie. Des chiens aboient hargneusement en direction des wagons. Des mains, des doigts, dépassent entre les planches à claire voie du wagon à bestiaux. Des voix suppliantes quémandent aux soldats inconnus : de l’eau, de l’air, ouvrez-nous cette porte ! Pour toute réponse, ils laissent les chiens aboyer, tandis que fusent les insultes : « Du bétail, c’est tout ce qu’ils sont, ces maudits Juifs, du bétail. Et encore, en ces temps, il vaut mieux posséder un bon cochon bien gras qu’un de ces fantômes qu’il faut véhiculer jusqu’aux fours, aux frais de l’armée du Reich en plus ! » Les doigts se crispent, laissant voir des nies décharnées, les voix se taisent, les chiens finissent par se calmer. Mais le train ne repart toujours pas. Et le violon tzigane se remet à chanter dans la tête de John, ce même violon qui lançait son chant triste, dans la petite chambre sous les toits, dans le quartier de Varsovie. Ce violon, combien d’heures en a-t-elle joué, combien en a-t-elle tiré de chants de consolation pour lui, pour elle, tant qu’ils espéraient encore ?

Mais Rose a juré qu’elle ne toucherait plus son instrument, jusqu’à ce qu’elle sache… Qu’elle sache la gare où était arrivé ce convoi de wagons à bestiaux, qui était venu lui prendre son père, sa mère, sa famille, son bonheur d’enfant. Savoir où s’étaient perdues les vies de ceux qui étaient tout son amour.

John touche la main de Rose, une larme perle à son œil gris, elle ne sourit plus, elle sait ce qui se passe en lui. Elle pose son journal et appuie sa tempe contre sa tempe. De son œil bleu, une larme coule aussi. Les deux larmes n’en font plus qu’une seule qui finit par tomber sur leurs mains serrées ensemble par l’amour qui transparaît, malgré la peine qu’ils transportent à chaque fois qu’ils quittent leur maison.

– Tu rejoueras pour moi, dis. Si nous trouvons enfin les réponses.

– Oui, je te le promets, si le ciel permet que toute cette histoire s’éclaire enfin.

Pas besoin d’en dire plus. Ils savent tous deux que c’est le seul remède à l’angoisse qui ne les a plus quittés depuis qu’ils ont dû fuir, fuir loin de Varsovie, mais jusqu’où ?

C’est fou ce que Rose et John me manquent tout à coup. J’espère très fort pour eux qu’ils auront pu trouver la réponse. Ils la méritent, depuis le temps qu’ils parcourent la France en tous sens, suivant la moindre piste, avec la folle espérance de connaître enfin la vérité pour leurs disparus. Dans ce genre de drames, plus le temps passe, plus les évènements s’éloignent et plus la tension redescend. Au final, les chances de trouver une information fiable s’amenuisent, parfois de manière définitive. Assis sur un banc assez inconfortable, je n’en peux plus d’attendre. J’aimerais tellement les voir arriver sur le quai et les serrer dans mes bras.

Sous mes yeux, se font des rencontres par dizaines, des existences se croisent, se retrouvent ou se quittent, s’en allant seules comme soudain libérées. Les moments de grand calme où j’entends siffler les oiseaux sous les poutrelles alternent avec les messages nasillards dans les haut-parleurs. De temps à autre, je retourne plein d’espoir lire le panneau d’information. Mais mon souhait se brise à chaque fois sur le mot « train retardé ». Je me rassieds. Je n’ai plus trop envie de lire, ni de regarder le ballet incessant des voyageurs. Je me replie un peu plus dans mon univers, mes paupières s’alourdissent, les bruits s’éloignent, dans une vague rumeur en fond…

…La petite musique tourne au loin, résonne, se dédouble, mon cerveau essaie de saisir les effets qui la déforme : écho, réverb, saturation, double channel, stéréo. Le mixage s’effectue en dehors de ma volonté. Une voix aigüe me ramène sans ménagement à la réalité :

– Olala, non, mais vous ne pouvez pas faire attention !

– Désolé, M’dame, je n’ai pas fait exprès…

Le reste de la conversation se perd. A-demi réveillé, mon cerveau stagne entre deux eaux. La petite musique continue de faire tourner dans ma tête ses étranges variations. Non, finalement, je dois admettre que cette mélodie est bien réelle. Je l’entends par-delà l’ambiance sonore du quai. Qu’est-ce que cet air me rappelle ? Je ne parviens pas à mettre un nom sur cette mélodie : Bach, non pas lui, Mozart, non plus, plutôt un air tzigane, oui c’est cela. Un son de violon, c’est beau, même joué dans une gare en pleine journée. Mais qui peut bien ?

Je m’arrache de mon banc et fais quelques mouvements d’assouplissement. Des touristes asiatiques ravis de l’aubaine s’assoient à ma place. J’en serai quitte à en rechercher une autre. Il me semble que la musique vient du couloir de sortie. Je jette un coup d’œil par-dessus les voyageurs, un petit attroupement s’est formé en face de la plaque commémorative, je m’en approche.

La musique se fait plus présente, je ne vois d’abord qu’un archet qui virevolte dans l’air, puis des doigts qui courent sur un violon, puis des cheveux blancs qui encadrent un visage. Un déclic en moi, tandis que la mélodie monte vers les poutrelles d’acier, surpassant le bruit ambiant, donnant soudain à la gare un air de lieu sacré. L’artiste, ses cheveux blancs qui dansent en rythme, ses doigts fins et nerveux qui courent, son poignet ferme qui attaque les cordes d’un archet assuré. Mon cœur bat plus fort. Je la reconnais, c’est Rose. Et John se tient près d’elle, une valise à ses pieds, il tient l’étui du violon dans une main. De l’autre, il tente vainement d’essuyer les larmes qui coulent sur chacune de ses joues. L’instant est profond, la musique monte en moi, je peine à retenir mes sanglots. J’essaie de photographier l’instant, mais je n’arrive pas à rester en-dehors, je veux communier avec cette émotion soudaine qui envahit les personnes qui se sont agglutinées autour de Rose. Elle joue toujours, ses yeux sont fermés, le son monte vers le ciel, les anges reçoivent sa musique, son cœur explose en direct. L’amour, la foi, l’amitié, la bonté se sont comme rassemblées dans son violon. Elle les jette à la volée dans les âmes des spectateurs. Nous en sommes tous arrosés. Des enfants serrent la main de leur mère comme jamais, des hommes serrent leurs compagnes contre eux, des femmes regardent la gare comme si un miracle était descendu là, en pleine journée.

Personne n’a envie de parler, personne n’a envie de partir. Tous désirent au plus profond d’eux-mêmes que jamais cette violoniste n’arrête de jouer, que jamais cette musique ne finisse, que jamais ce sentiment de plénitude ne s’interrompe. Je suis en état second, comme si le ciel me parlait, comme s’il me disait qu’il y a encore de l’espoir sur la terre, que les gens sont encore capables d’aimer, de communier ensemble, que les belles choses n’ont pas de fin, que l’âme humaine est capable de se fondre dans la plus grande beauté, que la musique du cœur qu’une vieille femme partage avec des inconnus a le pouvoir de soigner les cœurs brisés, d’abreuver les âmes assoiffées de vrai amour, de nourrir les affamés d’une vie neuve, de faire se lever à nouveau un peuple fort et digne.

Tandis que je sers dans mes bras John et que Rose salue gentiment les gens qui s’éloignent avec respect, l’ange me regarde. Il semble comme suspendu au-dessus de nous avec une tendresse infinie dans le regard. Je prends Rose dans mes bras. Aucun de nous ne peut parler. Elle est toute tremblante, le violon dans une main et l’archet dans l’autre. La longue route s’achève pour elle, pour eux deux. Ils vont pouvoir souffler, enfin…

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire