Un accident bête, inattendu, scandaleux. La définition même de l’accident. Y en a-t-il des “intelligents? Notre aventure dans le monde du Roi Ubu continue…
Reprendre la lecture

Il est tombé – Février

Les docteurs veulent nous parler. Je reçois un appel de l’hôpital et un soupçon d’urgence transparaît dans la voix de l’assistante sociale. Je n’apprends rien au téléphone, mais le message de l’urgence reste présent.

– Je viens demain et mon frère sera là aussi.

– Ah, c’est vraiment bien que vous puissiez être là demain.

– Vers 14h30 ?

– Oui, même 14h00, ça irait bien, mais à l’heure qui vous convient.

– Les médecins seront là à 16h00 ?

– Ca irait mieux vers 15h00…

– Bien, de toute façon, nous seront là.

Le lendemain, nous nous rendons à l’hôpital vers 14h30 et dans le couloir, nous croisons le médecin numéro 1.

– Ah, c’est bien que vous soyez déjà là. Nous nous voyons à 15h00 n’est-ce-pas ?

J’acquiesce.

– De quoi s’agit-il au juste ? Y a-t-il un problème ?

– Oui, nous avons un problème avec l’assurance…

– L’assurance ? Comment ça ?

– Il semble que votre père ne soit pas couvert…

– Comment ?! Mais il est assuré ! Il a toujours payé ses assurances… dis-je incrédule.

– On en parle toute à l’heure, si vous le voulez bien. On viendra vous chercher.

Nous nous regardons avec mon frère, muets, pendant que le le médecin numéro 1 s’éloigne. Plus tard, dans la chambre, mon père, s’apercevant de notre nervosité, nous demande ce qui se passe. Camouflant très mal notre inquiétude, nous l’informons que les médecins veulent nous voir pour un détail, une histoire d’assurance, c’est tout. Raté. L’inquiétude a gagné le visage de mon père.

Nous ne savons pas de quoi il s’agit. Les minutes tournent et finalement le médecin nous rejoint.

– Je suis désolé, mais j’ai une urgence – il ne croit pas si bien dire, et la nôtre d’urgence ?! – et je vous demande un peu de patience, je serai de retour dans vingt minutes.

Trois quarts d’heure plus tard, pendant lesquels nous ne parlons pas beaucoup, pendant que mon père avale difficilement son litre d’eau quotidien, trois quarts d’heure d’angoisse plus tard, le médecin numéro 1, précédé d’une doctoresse, nous rejoignent dans la chambre. La panique me gagne. Ils ne vont pas nous parler ici ! Dans la chambre, en présence de mon père ? C’est déjà bien assez difficile pour lui, pour nous. Je fais quelques tentatives avortées pour dévier l’attention et les entraîner ailleurs. Peine perdue, les deux blouses blanches insistent que mon père… bla, bla… a toute sa capacité de discernement, qu’il est en droit de savoir… bla, bla… le patient doit tout savoir…. Bla, bla… et c’est dans un langage simple et désarmant que le docteur nous explique que l’assurance considère que ça suffit. Il n’est pas nécessaire de continuer les efforts d’ergothérapie et de physiothérapie pour un monsieur âgé. Le mieux c’est de le transférer en EMS* à la fin du mois.

* Etablissement Médico Social… traduction en langage courant: maison de vieux.

Le mal est fait. Nous sommes effondrés et mon père encore plus. Lors du dernier colloque on nous avait dit qu’avec des efforts continus de physio, mon père pouvait récupérer le haut de son corps. L’objectif avait été fixé: deux mois pour qu’il puisse manger seul et lire le journal. L’essentiel pour se sentir à nouveau humain, indépendant, faisant partie du monde. L’assurance décide après un mois que c’est inutile. Pourtant les progrès sont là, visibles.

Et la doctoresse numéro 1 continue, intarissable, elle enfonce, sans le vouloir, le clou avec son marteau de petites bouclettes blondes autour d’un visage juvénile. Inconsciente de l’anxiété dont elle a saupoudré nos têtes, elle ne comprend pas que la sacro-sainte transparence ne sert à rien lorsqu’on est sans moyens. A quoi sert le discernement quand on ne peut pas manger tout seul ? Quand on ne peut pas se défendre ? C’est comme si on mettait un entonnoir pour faire boire quelqu’un qui n’a pas soif, sous prétexte que boire c’est bon pour la santé. C’est n’importe quoi cette transparence.

Mon frère demande à voir le dossier médical de mon père

– Ah, non, ça c’est interne.

– Comment «interne», cela concerne mon père tout de même

– Oui, mais c’est le médecin de famille qui peut le demander

– Et pour la correspondance que vous décrivez comme «musclée» entre l’assurance et l’hôpital, pouvons-nous la voir ?

– Ah, ce n’est pas possible, c’est interne… Je vous assure que nous avons faite tout notre possible et déjà gagné un mois de plus pour les soins. Mon frère commence à s’énerver.

– J’en ai assez d’entendre dire «non, vous ne pouvez pas avoir une copie du rapport de police, du rapport de police, de l’ambulance, des transports publics.» Maintenant c’est au tour du rapport médical et de la correspondance avec l’assurance !!! Comment voulez-vous qu’on se défende ?

La dame se redresse de toute sa hauteur où le froid culmine…

– Mais c’est une correspondance interne, je suis désolée…

– Ecoutez, nous apprécions tous les efforts que l’équipe médicale a fait jusqu’à présent et visiblement cela porte ses fruits, mais si c’est pour laisser tomber en chemin alors que l’objectif fixé n’est pas atteint, c’est vraiment du gaspillage. Et je peux vous dire que nous ne resterons pas les bras croisés.

Nos interlocuteurs nous regardent, les bras croisés et un peu surpris de tant de menaces.

A partir de ce moment là, mon père ne dormira plus, au grand dam des infirmières de garde. Pour dire, la transparence a des effets secondaires inattendus: l’insomnie. Par chance, quelques jours plus tard, en faisant ses paiements, nous découvrons sa facture de prime pour la production juridique. Je crois bien que c’est la première fois de sa vie qu’il en a besoin, comme de son assurance accident d’ailleurs. Jusque là, il était autonome, en pleine forme et maître de sa vie. Et maintenant, plus que jamais, un peu de la nôtre…

Résumons :

1) Mon père a été victime d’un grave accident dont il n’est pas responsable. Contrairement aux apparences, la victime, c’est lui.

2) Nous n’avons reçu aucun dossier médical nous expliquant l’étendue des dégâts que nous constatons.

3) Aucun papier, aucune correspondance, aucune trace de ce qui est en train de se tramer et qui risque de détruire définitivement le moral de mon père, pourtant essentiel à son rétablissement.

4) Mon père ne fait pas son âge et pourtant c’est bien son âge qui pose problème à la société. On veut bien le sauver, l’opérer deux fois, prolonger sa vie, le soigner, envoyer des tas de factures…

Mais dans quel but ? Au nom de la transparence… mais quelle transparence ?!

Je découvre deux facettes de la société:

L’une composée de professionnels de la santé performants, une médecine de pointe, une équipe d’infirmières et d’infirmiers dévoués et profondément humains qui assurent 24/24 le bien-être des patients.

Et l’autre, celle des déchets. Valorisation des déchets, revalorisation des anciens immeubles, création de valeur, ré-orientation, valorisation des acquis… des expressions quotidiennes pour camoufler ce que nous ne voulons pas voir: tous ces êtres et ces objets jetables. D’ailleurs, mon père n’est pas handicapé, mais pas du tout. Il est juste mobilisé différemment, sans que cela diminue la partie noble de sa personne: son discernement.

Mon père craint, et nous également, que tous les exercices de physio soient subitement suspendus et lui, il sera placé d’un jour à l’autre dans un EMS, laissé pour compte.

 

Devant les regards médusés de nos deux médecins, je me tourne vers mon père et avant de réaliser l’énormité de ce que je dis…

– En tout cas, papa, tu ne signes rien, compris! On va s’en occuper.

 

Suite de “Il est tombé”: Mars

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire