Créé le: 15.08.2020
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La fille du rétroviseur

Fiction, Polar

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© 2020-2024 Claire Berth

La fille du rétroviseur

Haruki Murakami a largué un chauffeur de taxi sur l'autoroute dans son roman IQ84. Ce n'était pas un 29 février, mais qu'importe, il ne m'en voudra pas de ne pas aimer les années bissextiles.
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« Il n’y a toujours qu’une réalité, répéta lentement le chauffeur, comme s’il soulignait une ligne importante.

–– Bien sûr », dit Aomamé.

Cela va de soi. Un corps ne peut se trouver que dans un seul lieu, en un seul temps. Einstein l’a prouvé. La réalité était une chose à tout jamais froide, à tout jamais solitaire.

Aomamé désigna la stéréo.

« Le son était très bon. »

Le chauffeur approuva.

« Vous aviez dit que le nom du compositeur était qui, déjà… ?

–– Janáček.

–– Janáček », fit en retour le chauffeur.

Comme s’il apprenait par cœur un mot de passe important. Puis il tira le levier qui ouvrait automatiquement la porte passager.

(Haruki Murakami, 1Q84, Livre 1, page 23)

 

*****

 

Elle ne m’entendit pas l’implorer d’être prudente. Elle quitta le taxi en plein embouteillage, sous une soudaine pluie torrentielle tombée de nulle part alors qu’on roulait au ralenti sur le plus grand périphérique du pays envahi de véhicules, à une heure de pointe. Anxieusement, je la suivis des yeux tantôt dans mon rétro, tantôt par la vitre latérale. Je croisai le regard incrédule d’une fillette, harnachée dans son siège de protection, qui se penchait pour l’admirer en train de slalomer entre les files de voitures – les unes en mouvement, les autres à l’arrêt. Elle s’approcha de l’escalier de service, se déchaussa de ses escarpins luxueux, enjamba gracieusement le portillon d’accès frappé d’un grand signe Interdit et entama la descente du colimaçon à reculons, sac en bandoulière pour s’évaporer dans une tornade de pluie la faisant disparaître de ma vue. Il fallait avancer, je n’avais pas d’autre issue alors que résonnaient encore dans les haut-parleurs, les derniers applaudissements du concert. Je ne devais surtout pas oublier le nom du compositeur. Elle me l’avait répété deux fois.

 

De retour chez moi, je me précipitai sur mon computer pour réécouter en boucle la musique de mon étrange passagère, celle que j’appellerai plus tard la fille du rétroviseur. Elle avait juste prononcé « Janáček ». Je me souvenais de ses mots laconiques mais pas de son timbre vocal. Elle aimait ce concert, le son de l’enceinte, et avait juste esquissé un vague signe négatif de la tête quand je lui avais proposé de changer de chaîne. Impossible non plus de me souvenir de sa silhouette et encore moins de son visage sous la masse de ses cheveux noirs dégoulinants. Me revenait seulement une impression fugace de tableau de Modigliani et l’image envahissante de ses chaussures, d’élégantes chaussures à talons trop hauts pour sa taille, de marque Jourdan, ruisselantes dans le torrent qui s’était formé à ses pieds quand elle s’était penchée au km 1084 à la portière en indiquant :

« La gare de Yokohama, s’il vous plaît. »

Une demi-heure plus tard tout s’était emballé à cause du violent orage qui avait paralysé la circulation. Souple comme un chat, elle avait sauté du taxi après avoir réglé la course sans attendre la note de frais.

 

La jeune femme s’était ainsi volatilisée de la Mitsubishi rouge flambant neuve que je conduisais ce jour particulier pour faire une entrée fracassante dans mon ordinaire existence.

 

Le lendemain de la tempête la ville se réveilla lessivée, éblouissante sous une lumière d’une intensité brute. Alors, je démissionnai de mon job d’appoint de chauffeur de taxi en prétextant devoir me consacrer à ma thèse. En me remémorant la scène, je me souvins d’avoir convoqué Einstein dans la conversation juste pour briller aux yeux d’une inconnue. Je devais impérativement retrouver la fille du rétroviseur.

 

De ma sacoche, je sortis le ticket de course abandonné à 16h40, au km 1096. Je le retournai entre mes doigts comme s’il détenait une réponse. Il était réel, assez pour me prouver que je n’avais pas rêvé. Elle avait payé en cash sans attendre le retour de la monnaie, mes impressions sur la symphonie de Janáček et encore moins mes exhortations à la prudence.

 

Je racontais à qui voulait l’entendre ma course si bizarre. Certains amis résumaient cette banale rencontre à un brusque coup de foudre entre X et Y à l’instant T… comme tempête. D’autres n’y voyaient rien de sensationnel, pas de message codé d’un ange annonciateur d’un futur fabuleux destin, mais juste l’absolu entêtement d’une cliente pressée d’abandonner le taxi immobilisé. Ma conseillère d’étude, une psy un peu hippie, écouta mes confidences avec une rare bienveillance, s’enquit de la qualité de mon sommeil tout en relisant les notes de mon dossier d’étude sans y relever des indices de pathologie mentale. Étais-je en bonne santé, un peu fatigué peut-être par mon double emploi de chercheur-chauffeur, vraisemblablement déboussolé par mon séjour d’étude dans un nouvel environnement ? À coup sûr distrait par l’émanation florale qu’elle diffusait dans son sillage et qui signait ses allées et venues dans le sinistre couloir qui menait à son bureau. Ainsi divaguaient mes pensées quand je fus stoppé net par ses propos.

« Savez-vous qu’au Japon, beaucoup de gens choisissent de nier leur existence même ? On les appelle les évaporés. En quelque sorte ils s’effacent de la réalité collective, ils disparaissent abandonnant leur identité. On ne sait pas où ils vont, ce qu’ils font, ce qu’ils deviennent et encore moins pourquoi ils aspirent à s’engloutir dans ce qu’on peut appeler le Monde flottant. D’eux, il ne nous reste que des indices de vie laissés par des traces administratives, des photos au temps figé, quelques souvenirs épars, un doudou rescapé de l’enfance, une mèche de cheveux coupés, un peu de dentelle. »

 

J’étudiais justement la production d’ions radioactifs consécutifs à la réaction de fusion-évaporation. C’était le sujet même de ma thèse. Je venais de pénétrer au cœur de sa définition.

 

Je me levai brusquement. La fille du rétroviseur n’avait pas laissé flotter une fragrance parfumée mais juste l’empreinte obsédante d’une paire de chaussures griffées dans mon souvenir.

« Je dois la retrouver, Madame Nakajima. Ce n’est pas normal de filer ainsi. »

La psy baissa la garde qu’elle avait levée face à ma détermination et ajouta d’une voix ferme :

« Normal ou pas, Roman, non vous n’avez vraiment pas le droit. Rien ne laisse supposer que c’est une évaporée. De même rien ne prouve qu’elle a filé ou qu’elle fuyait. Il n’y a toujours qu’une seule réalité, et la sienne ne vous concerne pas. N’est-ce pas mieux ainsi ? »

 

De partout, la ville se déleste de flots de gens parmi lesquels déambule peut-être la fille du rétroviseur perchée sur ses talons aiguilles. Pour la retrouver, je ne peux laisser le hasard guider mes pas. Je mènerai donc mon enquête méthodiquement comme une expérience de laboratoire.

 

Je devais retourner aux sources, refaire et défaire l’itinéraire pour  tirer le fil de cette soudaine disparition. De retour au km 1096, je stoppai mon véhicule à cheval sur la bande d’arrêt. Le portillon se trouvait à proximité avec son inscription Descente strictement interdite aux personnes non autorisées. L’escalier de la hauteur d’un gratte-ciel de vingt étages se déroulait jusqu’à une friche industrielle en contrebas, coupée en son milieu par de vieux rails désaffectés. Ils devaient rejoindre d’ anciens entrepôts.

Je m’y rendis quelques jours plus tard en empruntant des lignes successives de bus. Au fil des arrêts la ville se dégradait. Les gens aussi. J’étais sorti de la périphérie touristique du plan pour rejoindre celle du port commercial, là où se trouvait la gare de la friche. Elle était hors service depuis que l’activité frappée par la crise tournait au ralenti. Elle n’avait jamais accueilli de passagers mais des marchandises au temps jadis de la prospérité. Sa large marquise adossée à une façade de briques noircies abritait toutes sortes de naufragés de la vie. J’en interrogeai certains mais je compris aussitôt les raisons de leur silence. Aux abonnés absents des codes de l’existence, ils me percevaient au travers de volutes de fumée bleue comme une menace.

 

Au bar du coin j’en appris beaucoup sur ce quartier d’un passé révolu, celui des baraques à thé construites en bambou, des petits magasins colorés, des métiers périmés, des cargos ventrus ployant sous le poids des containers aux logos de lointaines compagnies maritimes prestigieuses, aujourd’hui rongés par la rouille sous le regard désabusé des dockers venus grossir la statistique du chômage. Mais rien sur la fille du rétroviseur qui n’avait pas fait halte ici en ce pauvre récif où échouaient toutes sortes de types pour boire leur dose quotidienne.

« À coup sûr c’est une architecte, un genre de prédateur immobilier. Il y en a de plus en plus dans le secteur. Ça se développe ici. Avec la vague verte, la gare va rouvrir, les voies remises à neuf et bingo, New York dans cinq ans. On est à moins de vingt minutes du centre des affaires. Mais va falloir nous déloger nous les pauvres et nous, ici, on va faire comme vous, là-bas : la Ré-vo-lu-tion. »

Je n’osai évoquer la probabilité du phénomène des « évaporés » avec ces piliers de bar nourris à l’espoir et aux illusions exotiques. Moi le Franco-Japonais que mes interlocuteurs avaient réduit au cliché de l’amoureux de La vie en rose à la poursuite du grand Amour, j’apparaissais comme une bouffée d’air du large un matin de criée. Ils conclurent que :

« La fille était pressée. Donc elle avait un rendez-vous très important dans le quartier, peut-être à l’hôtel, un peu plus loin sur la jetée. Et comme l’immobilier flambe dans le secteur, c’était avec un banquier, voire pire et ça existe.

–– Elle a pris un risque énorme en dégageant par la friche ; ça veut dire qu’un gros paquet de fric était en jeu.

–– Quelqu’un nous  suivait sur le périphérique, ils en étaient sûrs, dans une grosse berline noire de type allemand, et, moi gros ballot bluffé par son allure et mon goût pour la musique classique, je n’y avais rien vu. Elle, si, bien plus futée que moi qui devais sérieusement manquer de discernement en raison de mon ADN romanesque : venir de France, étudier la fusion-évaporation nucléaire au Japon dans ce trou alors que j’aurais pu ériger des barricades chez moi pour soutenir la Révolution et ses insurgés, héros par procuration de tous les perdants, il fallait être aveugle. »

 

Tout était d’une froide simplicité comme dans les séries policières.

 

Une semaine plus tard, après les cours je me rendis à l’hôtel des affaires louches évoquées par les piliers du bar. La surprise était à la hauteur de leur promesse. L’édifice bâti à la va-vite trônait arrogant au centre d’une no-zone de petites maisons vétustes, serrées les unes contre les autres : l’ancienne trame du quartier du port promis à l’avenir radieux de  la modernité.

À l’entrée, il y avait un vaste bureau d’accueil occupé par un seul employé bien stylé à ne répondre à aucune injonction, vie privée oblige. Il me renvoya à la presse locale pour en savoir plus sur l’actualité immobilière et les nouvelles du coin.

 

Ce que je fis à la salle de lecture de l’Université afin de me reposer des insolubles dilemmes de l’évaporation atomique qui agitaient mes neurones. Rien d’extraordinaire et pas de disparition inquiétante signalée. Je rayai la case people, ce que les chaussures auraient pu laisser croire. Il y avait des morts par-ci par-là, dont l’un, inexpliqué et découvert des heures après sa fin tragique d’une subite crise cardiaque, dans la chambre du Nouveau Palace, un de ces grands hôtels tape-à-l’œil, le jour exceptionnel de l’ouragan. Le journal en rajoutait dans le registre des émotions car il s’agissait du PDG d’une grosse entreprise de pêche, apprécié des politiciens pour ses largesses. On signalait dans la même édition, le surprenant passage d’un requin désorienté dans les eaux du port et le spectacle réussi d’un théâtre de marionnettes venues de Sicile parler bravoure aux samouraïs autochtones.

 

J’aime les requins mais je déteste les marionnettes, particulièrement ces grandes poupées de bois qui mettent en scène la réalité. Enfant, ma grand-mère maternelle, émigrée japonaise, m’emmenait les voir se contorsionner et se donner des coups de bâton sur les castelets des jardins publics. C’était ça, la France, pour elle venue de loin. Un pays libre pas très sérieux où on pouvait faire ce qui nous plaisait. Elle les adorait et riait aux éclats sans se douter de ma tristesse et de ma peur à les voir s’invectiver de la sorte avec leurs grands yeux immobiles et leurs lèvres closes. J’éprouvais beaucoup de tendresse pour elle qui s’était tant occupée de moi, enfant. Elle avait quitté Paris le jour de mon entrée à Polytechnique pour s’établir à Brest dans un port qui devait lui rappeler son périple en mer mille fois évoqué. Je savais qu’elle me cachait tout de son enfance, son passé sur terre ferme, « un fardeau que je ne porterais pas sur mes jeunes épaules et qui disparaîtrait avec elle » me disait-elle avec malice pour satisfaire ma curiosité. En quittant le Japon, elle avait jeté par-dessus bord ses oripeaux de couturière. À tout juste 15 ans elle avait déserté seule le champ du réel pour suivre son rêve de grands espaces et de liberté: l’industrie textile en France.

« Tu comprends la physique nucléaire, Roman, tu es un adulte, tu n’as plus besoin d’une vieille pour coudre tes vêtements. Je quitte Paris. Il me faut respirer l’air de l’océan, à mon âge. »

 

De retour de l’Université, le soir même, je l’appelai. J’avais besoin de l’entendre me rassurer. Ma vie dérivait.

« Tu as un problème Roman ? Parle donc. »

Alors je lui racontai d’un trait la fille du rétroviseur, les « évaporés » de ma conseillère d’étude, les naufragés de la gare, les trois piliers du bar et les moqueries à propos de ma langue japonaise – celle de sa jeunesse –, sans même me soucier de savoir s’il pleuvait sur Brest et quelle heure il y faisait.

Pour une fois elle abandonna le français pour me dire dans son langage :

« Oublie cette fille, je t’en supplie Les disparus ont de bonnes raisons de disparaitre, crois-moi. Surtout ne la recherche pas car elle ne t’a pas appelé au secours. »

Grand-mère était frappée de bon sens. Elle m’avait visé en plein cœur. Elle me fit jurer de ne pas tenter de la retrouver comme s’il en allait de son propre destin, un demi-siècle plus tôt.

 

Au fil de ma vie, la fille du rétroviseur s’estompa de ma mémoire, sauf ses incroyables chaussures. Mon doctorat terminé, je me consacrai à la recherche dans le nucléaire après mon retour en France. Ainsi je fus nommé à l’Agence internationale de l’énergie atomique. Je voyageais à travers le monde pour prévenir les catastrophes futures. Je vieillissais au rythme de ces vétustes centrales nucléaires à qui j’accordais un crédit de Jouvence qui m’était interdit à moi, simple mortel. Je dormais de plus en plus mal. La nuit, je rêvais que je me déplaçais sur un gigantesque échiquier, retenant un cavalier ici, déplaçant un fou là-bas, alors que de la tour ma grand-mère décédée me criait quelque chose que je n’entendais pas. Au réveil je sautais du lit cœur en fusion, pour m’assurer qu’aucun réacteur n’avait explosé.

 

Ce fameux jour où je la retrouvai enfin, j’étais à Londres en train de déjeuner avec des collègues. Elle aussi mais sur BBC News, une chaîne d’info en continu. Elle avait vieilli avec classe. Je l’aurais reconnue entre mille, cheveux gris acier, robe lie-de-vin ajustée pile-poil sur un corps musclé et ballerines exubérantes aux pieds. Elle présentait son roman à succès justement là, sur l’écran de mon restaurant.

« Un bestseller au Japon, insistait lourdement la journaliste, déjà numéro un des ventes dans sa traduction anglaise. Vous, vous, qui avez été cette froide tueuse à gage, bredouilla-t-elle… Qu’est-ce qu’on ressent au moment du crime ?

–– De la délivrance… c’était tous des ordures. »

Ce furent les seules et maigres paroles prononcées- sa marque de fabrique- qui me ramenèrent une trentaine d’années en arrière sur l’autoroute. Il n’y a toujours qu’une réalité aurais-je pu ajouter mais j’étais soufflé : la fusion-évaporation avait explosé dans ma tête et le cataclysme nucléaire qui bouillonnait en moi s’était abattu sur mon steak haricot.

 

Le soir, il y avait concert à l’Albert Hall. Je la reconnus immédiatement quand, à l’entracte, elle s’approcha de moi. Elle portait ses extravagantes ballerines et une curieuse bague au doigt.

« Janáček, Janáček, dit-elle en me prenant la main. »

J’éprouvai une violente sensation de paralysie.

« Un seul témoin gênant, vous. Mais rassurez-vous, il y a prescription depuis ce 29 février de tempête, il y a si longtemps déjà. »

Elle relâcha lentement prise.

« C’est comme ça que je les ai liquidés, celui du Nouveau Palace, puis d’autres salauds à la suite : d’abord la fusion en quelque sorte puis… l’évaporation, votre grand sujet de thèse, n’est-ce pas ? »

Elle m’avait donc recherché et suivi, une dose de poison presque létale dans sa bague.

Je ne m’étais jamais retourné pour la retrouver depuis que j’avais compris que ma grand-mère chérie appartenait à la communauté des ombres du Monde flottant.

 

FIN

Commentaires (1)

Mouche
16.09.2020

Magnifique texte (du Murakami +++) J'ai ressenti la pluie le froid et la solitude de la zone livrée bientôt aux requins de la finance et de l'immobilier. Et aussi cette quête qui s'amenuise, les années qui passent, puis finalement ces retrouvailles où le chercheur se rend compte qu'elle l'avait cherché, observé toutes ces années. Très beau, bravo !

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