Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
Seuls des pleurs d’enfant pouvaient le détacher de cette passionnante pêche aux canards ! Sami relève la petite canne au manche vert et à l’enrouleur inutile et tourne la tête dans la direction d’où proviennent les gémissements : assise seule sur un banc, non loin d’un manège déserté, une fillette de son âge laisse égrener sur sa peau ébène, si noire que la sienne pourtant mate en devient soudain claire, toutes les larmes de son corps.
Le gamin pose sa canne à même le sol, loin de supposer que la foraine ne lui accordera pas de bon gré une seconde partie gratuite ; il quitte cette pêche sans un regard pour les canards roses et verts qui le narguaient l’instant d’avant et méritaient bien qu’on leur montre qui est le maître ici. Mais face à la détresse, la loi de la jungle cède à celle du service à rendre, de la main à tendre, de la glace à fendre.
- Je t’en prie ! supplie-t-il, les paupières implorantes, cherchant sans le trouver le regard de son père. On ne peut pas la laisser pleurer ainsi !
L’adulte ne réagit pas, ne baisse pas même les yeux : le fait est qu’il observait déjà la fillette. Abandonnée par ses parents ? égarée à travers cet étourdissant lacis d’allées qui enferment la fête foraine en un véritable labyrinthe ? à peine débarquée dans un havre inconnu ? détachée de ces colonnes d’enfants migrants toujours plus nombreux à surgir du chaos ? Ce n’est pas qu’elle gémisse bien fort, ses lamentations sont d’ailleurs couvertes par les rires effrayés des grands huit et les hennissements métalliques des chevaux de carrousel, mais elles résonnent trop fort contre les parois de son cœur de père pour qu’il fasse la sourde oreille plus longtemps.
Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
- Tu penses qu’elle vient d’Afrique ? demande Sami, désormais pêcheur d’informations.
Sans lui répondre, l’homme s’approche de la gosse en pleurs. Étonnamment, elle n’est pas si mal vêtue, alors qu’elle doit porter des habits de seconde voire de troisième main, tant les Européens se débarrassent ainsi de leur superflu, quand ils ne le jettent pas à la poubelle ! Parce qu’on ne trouve plus, parmi son entourage, à qui refiler le périmé. Parce qu’il y a ces vêtements qu’il ne faut pas revoir portés par d’autres, trop attaché qu’on reste à la personnalité qui les a remplis, aux moments exclusifs qu’on leur associe. Sans parler de ces guenilles qu’on n’osera jamais donner à des connaissances, si vrai que ça ne se partage pas, une déchirure au genou, une usure du col, une tache de cerise qui a résisté à tous les efforts !… Ainsi, les pauvres se délectent de ce dont les riches se délestent.
- Elle est bien fagotée mais mal dans ses baskets, résume Sami, qui s’est empressé de rejoindre son père.
- Oui, ce doit être une tristesse pour le fond plutôt que pour la forme.
Approche toute douce où l’adulte ouvre ses bras en signe d’accueil, met un genou à terre pour subordonner sa taille à celle du chagrin de la petite, laquelle cesse ses pleurs en percevant la double présence.
- Why do you cry ? What’s your name ? Where’re your parents ?
Aux yeux mouillés succède un regard d’incompréhension, aux lèvres agitées, une bouche béant de surprise. Sami, à grand renfort de signes et de mimiques, parvient enfin à lui extorquer son prénom.
- Estelle, c’est africain, ça ?
Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
- Ce n’est pas parce qu’elle a la peau noire qu’elle vient d’Afrique, fiston!
L’air désemparé, Estelle regarde ses deux secouristes en ravalant ses sanglots ; le garçon lui offre un mouchoir qui a déjà servi mais qu’elle utilise sans renâcler.
- J’aimerais bien savoir, reprend Sami, ce qu’elle a pu vivre avant d’arriver ici.
Vivre ? répète le papa dans sa tête. Survivre, oui, ou plutôt “sous-vivre” ! Car après avoir été soumis, il ne reste plus qu’à subir. C’est ainsi. La porte qui tremble sur ses gonds au petit matin, les cinq minutes qu’on vous laisse pour embarquer le plus d’affaires possible – ou le moins, question de point de vue –, les cinq autres minutes pour faire de la maison qui rapprochait la maison qui s’éloigne, pour fuir les balles cruellement clémentes quand elles ricochent contre les arêtes des murs, puis la déflagration assourdissante d’une bombe, la marche rapide qui devient pas de course, les vivants qui deviennent morts en tombant tout autour, les rescapés qui deviennent ombres sans soleil, sous-hommes sans âme, mécaniques sans ressort mais programmées pour sauver leur peau, sans plus rien sacrifier, même une seconde de survie, un mètre de marathon, à ceux que frappe le sort, voisins, amis, parents, fussent-ils ces rebelles qui viennent de leur sauver la vie, oui, sauver, parce que si l’on se retournait, on pourrait les voir, désormais, les montagnes, plus de toits élevés pour voiler ce massif qui s’étend paisiblement sur les régions en guerre, plissé de partout, comme une nappe gigantesque dressée depuis la création en vue du banquet final.
- Tu penses qu’elle a vécu quoi, papa ?
Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
Accaparé à concentrer son énergie de père pour refréner ses larmes, contrôler le tremblement de ses lèvres, il ne laisse pas échapper un traître mot. Alors, Sami en rajoute, non poussé par la cruauté naïve de l’enfance qui ne le cède qu’à la méchanceté calculée des adultes, mais pour lui donner l’occasion de se lâcher, de pleurer à son tour, parce que ça fait trop mal de retenir ses larmes, il le sait, Sami. Il se met donc à parler de ces maisons de plastique et de tissu qu’on nomme des tentes et où les fugitifs se résignent à survivre, de la poussière qui s’infiltre partout, qu’on chasse par gestes vains, comme peut-être la petite Estelle faisait en Afrique avec les mouches. Une poussière, d’ailleurs, se souvient le père à son tour, qui n’est pas faite seulement de terre, mais aussi de mort, de la cendre froide que libèrent, par la grâce d’un souffle divin, les cadavres qui jonchent le sol au loin et tapissent, en bornes sinistres, la route menant au village disparu. D’abord dégoûté, on finit par s’accoutumer à cette poussière et même on se surprend à s’en saupoudrer affectueusement, aux jours où tout rappelle que parmi les dépouilles délaissées en bordure de chemin figure celle d’une épouse, d’une maman… Il y a le corps et le cœur qui, comme tous les autres organes, se ratatinent, prennent chaque jour un peu moins de place, au détriment de l’estomac, pour lequel on s’inquiète la journée durant, qu’on honore en processions interminables devant des camions vides, qui empêche de dormir la nuit, rythme les activités, les pensées, censure les rêves et amène à maudire sa propre humanité, sa sale humanité.
Son père perçoit à nouveau les paroles de Sami, qui se met à évoquer le jeu triste créé à partir de cailloux et de lambeaux d’un drapeau de Daesh, qui mentionne les tanks hérissés d’hommes eux-mêmes hérissés d’armes et dont…
Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
- Arrête !
Dans un rayon de dix mètres, tout le monde s’est retourné vers l’homme aux larmes rugissantes, Estelle aussi qui, d’avoir levé la tête, aperçoit au bout d’une allée ses parents déambulant d’inquiétude entre les différentes attractions.
Une seconde pour sauter du banc, une autre pour rejoindre papa et maman : somme toute, ses baskets, c’est peut-être pas du seconde main, se dit Sami, qui pense qu’avec les siennes, il n’arriverait jamais à cavaler aussi vite.
Son père et lui assistent de loin à la scène des retrouvailles : moment poignant, mais dépourvu de saveur et même de sens pour qui il ne reste plus personne à retrouver.
Piétinant un soupir à chacun de leurs pas, ils s’en retournent à la pêche aux canards narquois, sans remarquer que sur le visage de la foraine, la pitié a cédé à l’agacement.
Sami est en train de chercher sa petite canne verte, celle avec l’enrouleur inutile, qu’une main impatiente a ramassée et rangée parmi les autres, quand son père est abordé par les parents d’Estelle, tout enveloppés d’émotion, tout drapés dans la soie, comme sortis d’un film, portant les accessoires essentiels des gens qui savent vivre, mais n’ont pas eu et n’auront jamais besoin de savoir survivre.
- Notre fille nous a appris comment vous vous êtes occupé d’elle, merci ! fait le monsieur, en serrant la main au père de Sami.
- Vous… anglais ? essaie-t-il en français.
- Pardon ?
Pêcheurs d’espérance Créé le: 17.03.2017, édité le: 17.03.2017
- Je crois qu’ils ne parlent pas notre langue, chéri !
- Oh, vous… Are you coming from Turkey ? Or Syria ?
- Yes, répond Sami, canne à la main, à la place d’un père dont les lèvres se sont remises à trembler. Alep, you know ?
- Quelle horreur ! s’écrie la dame, sur ce ton impudique que dégaine parfois la spontanéité. Et, pour racheter cette réaction, tout ce qu’elle trouve à faire, c’est de pêcher dans son porte-monnaie un billet de cinquante francs. For your child, précise-t-elle, en tendant l’argent à l’homme, qui le reçoit sans un mot.
S’il attache son regard au billet vert plutôt qu’au sourire écarlate qu’elle voulait surtout lui offrir, c’est, pense-t-elle, qu’il n’a jamais eu en mains de si grosse coupure ou, pire, qu’il est torturé par la honte.
Après le départ de la famille suisse, Sami, sous le regard désormais excédé de la foraine, se remet à jouer au maître pêcheur, tandis que son père continue à fixer ce billet, plus précisément la montagne qui y est représentée et qui lui en rappelle d’autres, celles que la paix masquait, depuis l’ombre des maisons aux toits encore debout, ensemble prodigieux, gigantesque nappe de terre glaise plissée par les mains d’Allah. Allah… Le seul peut-être capable de remodeler tout cela. Il le fait bien avec les montagnes, de toute éternité. Ces cinquante francs ramènent aussi le migrant à une autre coupure, valant cinq livres syriennes et affichant les mêmes tons de vert…
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- Vert, c’est pas la couleur de l’espoir ? demande Sami, tout en brandissant triomphalement le canard de même couleur, et plus narquois du tout, qu’il vient de pêcher.
Le père regarde ce bout d’homme pour qui il reste le seul compère, le dernier repère, et ses lèvres tremblent à nouveau, mais différemment cette fois, quand elles viennent se poser sur la joue de son fils.
FIN
Pascal Houmard, janvier 2017
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